Terre du ciel
Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /home/monast59/public_html/templates/yoo_moustache/styles/bose-home/layouts/article.php on line 44
Nous aimons notre terre, mais nous nous y sentons à l’étroit; nous nous préoccupons de notre corps, mais nous savons que nous sommes davantage que notre physique
15 août
La mi-août: à mi-parcours de l’été, au creux d’un temps de vacances qui bascule constamment entre le repos et la surexposition du corps, la détente et l’étourdissement de l’esprit, l’ouverture et la confusion de l’âme. Et au cœur de ce «temps pour l’homme» tout entier, la fête la plus populaire peut-être de celles dédiées à la Vierge Marie: l’Assomption. Paradoxe incompréhensible? Contradiction d’une société taxée par beaucoup de sécularisée? Mondes parallèles qui se croisent en une festivité qui n’a de commun que la date et non les motifs? Selon moi, il s’agit là plutôt d’une féconde provocation.
Dès les tout premiers siècles du christianisme, en effet, l’Église a perçu qu’en Marie — qui avait engendré le Ressuscité et qui, au nom de la création tout entière, avait accueilli le Dieu fait homme — était préfiguré le but qui attend chaque vivant: l’assomption de l’humain, de tout l’humain, dans le divin. Oui, Marie est icône et personnalité corporative des croyants, elle qui est la Fille de Sion, l’Israël saint dont est né le Messie, et aussi l’Église, la communauté chrétienne qui engendre des enfants pour le Seigneur sous la croix. Pour cela, le Visionnaire de l’Apocalypse l’a vue comme la femme vêtue de soleil, couronnée des douze étoiles des tribus d’Israël, enfantant le Messie (cf. Ap 12,1-2), mais aussi comme la mère de la descendance de Jésus, l’Église (cf. Ap. 12,17). Ainsi, la première créature à entrer «corps et âme» (de tout son être) dans l’espace et dans le temps du Créateur ne pouvait être que celle qui avait consenti à ce que le divin passe dans l’humain: espace vital donné par la terre au ciel, la Vierge-Mère devient le germe et la prémice d’une création transfigurée. Dans la foi de l’Église, Marie est désormais au-delà de la mort et du jugement, dans cette dimension autre de l’existence à laquelle nous ne savons donner de nom, si ce n’est «ciel».
Et dans ce terme, point d’opposition, mais plutôt une étreinte avec la terre: qui peut dire, en effet, en regardant en soi et autour de soi, ou en scrutant l’horizon lointain, où se termine la terre et où commence le ciel? N’est terre que la motte défrichée et la roche inaccessible, ou ne l’est pas aussi la croûte qui endurcit notre cœur? Et n’est ciel que la voûte étoilée et non pas le souffle vital qui nous habite? Ainsi Marie, élevée en Dieu, reste infiniment humaine, Mère pour toujours, tournée vers la terre, attentive aux souffrances des hommes et des femmes de tous temps et de tous lieux, présente à leur pèlerinage souvent incertain. Oui, pour l’Orient comme pour l’Occident chrétiens — au-delà des formulations différentes — la Dormition-Assomption de Marie est un signe des «réalités ultimes», de ce qui devra se produire dans un futur non tant chronologique que de «sens», un signe de la plénitude à laquelle nos limites aspirent: en elle, nous pressentons la glorification qui attend le cosmos entier à la fin des temps, quand «Dieu sera tout en tous» (1Co 15,28) et en tout. Elle est la portion d’humanité déjà rachetée, figure de cette «terre promise» à laquelle nous sommes appelés, coin de terre transplanté au ciel. Une hymne de l’Église orthodoxe serbe chante Marie comme la «terre du ciel», terre — adamah — dont, tout comme elle, nous sommes tirés (cf. Gn 2,7), mais terre rachetée, christique, transfigurée grâce aux énergies de l’Esprit Saint, terre désormais en Dieu pour toujours, anticipation de notre destin commun.
C’est cette espérance pour tous que la liturgie a toujours cherché à célébrer en cette fête, usant du langage et des images dont elle disposait: aujourd’hui, peut-être, certaines expressions liturgiques et certaines représentations iconographiques nous semblent inadéquates, mais l’aspiration qu’elles tentaient d’exprimer reste la même de nos jours, et même dans le fracas de la mi-août. Nous aimons notre terre, mais nous nous y sentons à l’étroit; nous nous préoccupons de notre corps, mais nous savons que nous sommes davantage que notre physique; nous luttons dans le temps et contre le temps, mais nous percevons que notre vérité dépasse le temps; nous jouissons de l’amitié et de l’amour, mais nous en saisissons les limites et en craignons la caducité. Peut-être est-ce précisément de cette possibilité de «penser en grand» — qui est dilatation des horizons et non des appétits, grandeur d’âme et non des prétentions — que l’humble femme de Nazareth est pour nous le gage, elle qui est devenue, par don de Dieu, Mère du Seigneur, terre du ciel. Alors ce corps transporté vers la Lumière, source et finalité de toute lumière, ne concerne plus la dévotion de quelques fidèles seulement, mais le sort ultime de tout le créé, assumé par l’Incréé: c’est la chair même de la terre qui, transfigurée, devient eucharistie, action de grâce, étreinte avec le ciel.
Oui, en cette mémoire de Marie élevée au ciel, les chrétiens, en pleines vacances, sont invités à transformer en reconnaissance, en eucharistie, en action de grâce devant le Créateur et Sauveur, la création qu’ils contemplent et qu’ils devraient sauvegarder avec amour et attention.
Enzo Bianchi
Tiré de Donner sens au temps, Bayard, 2004.