La Parole de Dieu dans la vie du prêtre

fr. Enzo Bianchi, prieur de Bose
« Les prêtres, serviteurs de l’évangélisation » – Bordeaux, mars 2014

Introduction
Cette méditation sur la Parole de Dieu dans la vie du prêtre est soutenue par deux convictions qui m’habitent et dont le temps qui passe me rend toujours plus persuadé.
La première est que le prêtre est avant tout un disciple du Seigneur, un envoyé (apóstolos) auprès de la communauté et des hommes, une personne appelée à un service, à un ministère précis à l’égard de la Parole de Dieu, que les Actes des apôtres définissent la diakonía toû lógou (« service de la parole » : Ac 6,4).
La seconde conviction est que la spiritualité du prêtre naît de ce qu’il est, de ce qu’il dit, de ce qu’il fait en tant que prêtre dans l’Église de Dieu(1). Avec toutes ses sœurs et tous ses frères baptisés il partage le cheminement à la suite du Seigneur, mais il tire à la fois sa spiritualité, ou mieux, il nourrit sa vie spirituelle également à travers tout ce qu’il opère en tant que prêtre. Son action de prêtre (la présidence de l’eucharistie et de la communauté, la prédication de la Parole, l’administration des sacrements, etc.) est en mesure de le former comme « homme spirituel ». Il n’a donc à chercher aucune spiritualité particulière, qu’il déduirait de certaines figures de saints ou de formules étranges, aujourd’hui en vogue, comme la « spiritualité diocésaine » ou « la spiritualité de la charité pastorale » : ce que le prêtre accomplit en tant que prêtre constitue toujours aussi sa propre sanctification.
Animé par ces deux convictions, je voudrais maintenant développer ma méditation en deux temps :
1. Le prêtre comme homme « confié à la Parole »
2. Le prêtre comme « ministre de la Parole ».

1. Le prêtre « confié la Parole »
Pour qui connaît le Nouveau Testament, il apparaît évident que l’expression « confié à la Parole » n’est pas de moi, mais qu’elle se trouve dans les Actes des apôtres. Elle est mise dans la bouche de Paul au moment du discours d’adieux qu’il adresse à Milet aux « presbytres » (voir Ac 20,17.28) de l’Église d’Éphèse, avant sa dernière montée à Jérusalem. Après avoir prononcé des paroles qui avaient la saveur d’un testament, après avoir annoncé la fin prochaine de sa course et avoir exhorté ses interlocuteurs à veiller sur eux-mêmes et sur le troupeau qui leur a été confié, Paul les salue par ces mots :

Et à présent je vous confie à Dieu et à la Parole de sa grâce (paratíthemai hymâs tô theô kaì tô lógo tês cháritos autoû), qui a le pouvoir de bâtir l’édifice et de procurer l’héritage parmi tous les sanctifiés (Ac 20,32).

Les « ministres de la Parole », comme Luc les définit dans le prologue de son Évangile (hyperétai toû lógou: Lc 1,2), sont confiés à la Parole de Dieu. Certes, la Parole de Dieu leur est confiée, mais en premier lieu et surtout ce sont eux-mêmes qui sont confiés à la Parole, portés par la Parole, qui est une réalité « vivante, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants » (He 4,12), qui a le pouvoir de sauver la vie (voir Jc 1,21), qui est « une force de Dieu » (dýnamis theoû: Rm 1,16). Être confiés à cette Parole signifie pour les prêtres accepter qu’elle exerce sa seigneurie sur eux, que leurs vies en reçoivent leur articulation ; plus encore : puisque la Parole s’est faite chair en Jésus (voir Jn 1,14), qui a été homme comme nous, être confié à la Parole implique d’adhérer personnellement au Seigneur Jésus, l’Évangile vivant qui a cheminé sur notre terre et qui est présent aujourd’hui comme Ressuscité dans l’histoire des hommes.
Mais, plus précisément, comment les prêtres sont-ils confiés à la Parole ? À travers l’écoute assidue de la Parole et, par conséquent, à travers la réalisation, la mise en pratique de cette même Parole.

a) L’écoute de la Parole
Chaque croyant, et donc également le prêtre, est avant tout un auditeur de la Parole, parce que « la foi naît de l’écoute » (fides ex auditu : Rm 1,17). Ce n’est pas un hasard si, dans l’Ancien Testament, le commandement par excellence est : « Écoute, Israël ! » (Shema‘ Jisra’el: Dt 6,4), qui est confirmé et renouvelé par la voix du Père concernant le Fils transfiguré entre la Loi et les Prophètes : « Écoutez-le ! » (Mc 9,7). Dans la foi juive, et par conséquent dans la foi chrétienne, l’écoute est la première opération requise pour entrer en communion avec Dieu. Dieu parle, et si l’homme accueille sa Parole, c’est-à-dire s’il écoute et obéit (souvenons-nous qu’en hébreu le même verbe, shama‘, désigne à la fois ces deux réalités), alors il devient croyant, il répond à Dieu en mettant en pratique sa Parole. Pour résumer à l’extrême, on pourrait dire que si, pour Dieu, « au commencement était la Parole » (Jn 1,1), pour l’homme, « au commencement est l’écoute » !
Nous ne pouvons pas oublier à cet égard les paroles dites par Dieu, et dont Jérémie rapporte le témoignage, sur le primat de l’écoute par rapport à toute action de culte : « Je n’ai rien dit ni rien prescrit à vos pères, quand je les fis sortir du pays d’Égypte, concernant l’holocauste et le sacrifice. Mais voici ce que je leur ai ordonné. “Écoutez ma voix !” » (Jr 7,22-23). Ces affirmations sont reprises ailleurs de manière plus synthétique encore : « Écouter vaut mieux que le sacrifice » (1S 15,22). Écouter Dieu, en effet, signifie le connaître, entreprendre un processus par lequel, en accueillant sa Parole, on connaît ce qu’il veut que nous connaissions de lui. Il faut le dire clairement : pour connaître Dieu, il n’existe aucune autre voie en dehors de l’écoute. Nous pouvons chercher Dieu, enquêter à son sujet, mais ce n’est que s’il lève le voile, s’il se révèle et s’il nous parle que nous parvenons à le connaître en vérité ; sinon nous risquons de le connaître de manière erronée, selon nos désirs, nos projections, ou simplement « par ouï-dire » (Jb 42,5). Oui, pour tout disciple de Jésus, le primat va à l’écoute de Dieu qui appelle, qui choisit, qui parle, qui envoie…
Et c’est de la connaissance de Dieu, et d’elle seule, que peut naître et grandir l’amour pour lui. En prolongeant le raisonnement de l’apôtre Paul (voir Rm 1,17), on pourrait formuler l’adage suivant : fides ex auditu, scientia ex fide, amor ex scientia (la foi vient de l’écoute, la connaissance de la foi, l’amour de la connaissance). Mais ce n’est là rien d’autre que la dynamique inscrite dans le commandement Shema‘ Jisra’el (Dt 6,4-5) déjà cité :
- « Écoute, Israël » : l’écoute est à la base.
- « Le Seigneur est notre Dieu » : de l’écoute naît la foi.
- « Le Seigneur est un » : la foi provoque la connaissance.
- « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » : tout le mouvement débouche sur l’amour, seule véritable confirmation de l’authenticité de ce chemin.
Or si l’écoute est un devoir absolu pour tout disciple, pour le prêtre, qui doit tirer de cette écoute l’annonce, la proclamation, elle devient plus décisive encore. Pour indiquer cette nécessité incontournable, j’ai recours à une célèbre figure esquissée par le prophète Isaïe : celle du Serviteur du Seigneur, l’‘eved Adonaj décrit dans les quatre « chants » auxquels il donne le nom (voir Is 42,1-9; 49,1-7; 50,4-11; 52,13-53,12). Ce Serviteur anonyme est vraiment une figure prophétique de celui qui annonce, du prédicateur de la Parole de Dieu : il est « élu » (Is 42,1 ; Mt 12,18), c’est un « serviteur de la Parole » (voir Lc 1,2) appelé à proclamer la Parole (voir Is 42,3-4; 61,1-2; Lc 4,18-19), et, pour cette raison même, une figure exemplaire du Christ et de toute personne appelée à annoncer la Parole. Le Serviteur a une mission bien précise : « apporter l’enseignement aux nations » (voir Is 42,1), « apporter le salut aux extrémités de la terre » (voir Is 49,6), « adresser la parole aux opprimés » (voir Is 50,4). Mais cette mission s’enracine dans sa disponibilité à l’écoute, comme il le déclare lui-même :

Le Seigneur, le Seigneur m'a donné une langue de disciple pour que je sache apporter à l'épuisé une parole de réconfort. Il éveille chaque matin, il éveille mon oreille pour que j'écoute comme un disciple. Le Seigneur, le Seigneur m'a ouvert l'oreille, et moi je n'ai pas résisté, je ne me suis pas dérobé (Is 50,4-5).

Oui, le Serviteur du Seigneur, le prédicateur de la Parole, de la bonne nouvelle, pour être réellement tel et habilité à cette mission, est avant tout un auditeur quotidien ; il se laisse ouvrir, creuser, trouer l’oreille par Dieu afin de pouvoir écouter cette Parole qu’il devra porter jusqu’aux peuples les plus lointains. De la même manière, le prêtre également, serviteur de la Parole, est avant tout un auditeur de la Parole, qui se laisse atteindre, pénétrer, mesurer par elle. Son devoir premier est celui d’accueillir, de conserver et de réaliser la Parole : ce n’est qu’ainsi qu’il sera autorisé à la communiquer à ceux auprès desquels il est envoyé par le Seigneur.
Et cela nous amène à un problème délicat. Le prêtre écoute et accueille certes la Parole également pour l’annoncer : dans ce processus il est donc normal qu’il accorde de l’attention à la possibilité de sa communication et de sa transmission, qu’il se prépare au moment où il devra l’annoncer. Mais malheur à lui s’il n’accueille pas la Parole pour lui-même, en ne se sentant pas lui aussi disciple, mais en pensant exclusivement aux autres : cela équivaudrait non seulement à « laisser tomber la Parole de Dieu » (voir 1S 3,19) à côté et non dans son cœur, mais également à profaner la Parole, instrumentalisée en vue de la prédication de celui qui ne s’en reconnaît plus esclave, « plié » par la Parole même qui tombe sur lui (voir Jr 1,2 ; Ez 1,3 ; Lc 3,2). On trouve un avertissement contre cette attitude dans une affirmation de Grégoire le Grand à propos de sa lecture de l’Écriture pour les autres et avec les autres :

Bien des passages du texte de la sainte Écriture, que je n’ai pu comprendre seul, m’ont livré leur sens en présence de mes frères (coram fratribus meis positus intellexi) … Je me suis rendu à l’évidence que l’intelligence m’était donnée par leur intermédiaire … J’apprends, grâce à vous, ce que j‘enseigne au milieu de vous ; j’entends avec vous ce que je dis(2).

Si Jésus disait : « Je garde la Parole de Dieu » (Jn 8,55), « Je suis toujours à l’écoute du Père » (voir Jn 8,26 ; 15,15), le prêtre devrait d’autant plus tenter de le dire, pour être véritablement « confié à la Parole » ! Être confié à la Parole n’exprime pas un souhait, une possibilité parmi d’autres, mais bien un engagement, une assiduité avec les saintes Écritures qui la contiennent(3) : une assiduité faite de lecture (lectio), d’approfondissement méditatif du texte (meditatio), de prière (oratio), d’expérience quotidienne vécue sous le jugement de la Parole de Dieu (contemplatio). Ce n’est qu’ainsi que le prêtre s’approprie la pensée du Christ, de manière à pouvoir dire avec l’Apôtre : « Nous avons la pensée du Christ » (noûn Christoû échomen: 1Cor 2,16).
Je veux ici rappeler un texte que celui qui était alors le cardinal Joseph Ratzinger adressait en 2001 au Conseil des Conférences épiscopales européennes :

Il n’est pas nécessaire que l’évêque [ou le prêtre] soit un spécialiste en théologie, mais il doit être un maître de foi. Cela suppose qu’il soit en mesure de reconnaître la différence entre la foi et la réflexion sur la foi : en d’autres termes, il doit posséder le sensus fidei … En bref, on pourrait dire que le discernement entre le donné de la foi et la réflexion sur la foi est de sa compétence. Mais comment peut-on obtenir ce don du discernement ? La condition fondamentale pour la capacité de discernement consiste dans le sens de la foi, qui devient œil ; le sens de la foi se nourrit de la pratique de la foi, et l’acte fondamental de la foi est la relation personnelle avec Dieu : « avec le Christ, dans l’Esprit, vers le Père » … Quels sont les modes les plus importants de cette relation personnelle active avec Dieu ? Le mode fondamental d’une relation personnelle est l’entretien, le dialogue. Il serait pourtant insuffisant de dire que l’entretien avec Dieu se nomme prière, parce que le dialogue exige la réciprocité : non seulement notre parole, mais aussi notre écoute. Sans écoute, le dialogue se réduit à un monologue. Voilà pourquoi nous écoutons la voix de Dieu en écoutant sa Parole qui nous est offerte dans la sainte Écriture. Je suis en effet convaincu que la lectio divina est l’élément fondamental dans la formation du sens de la foi et par conséquent l’engagement le plus important pour un évêque [ou un prêtre] maître de la foi … La lectio divina est écoute de Dieu qui nous parle, qui me parle. Cet acte d’écoute exige donc une véritable attention du cœur, une disponibilité non seulement intellectuelle, mais intégrale, de tout l’homme. La lectio divina doit être quotidienne, elle doit être notre nourriture de chaque jour, parce que ce n’est qu’ainsi que nous parvenons à apprendre qui est Dieu, qui nous sommes, ce que signifie notre vie en ce monde(4).

Jean-Paul II, lui aussi, à plusieurs reprises a eu des parole éclairantes sur le rapport entre le ministère et la Parole de Dieu. Dans l’exhortation apostolique Pastores dabo vobis, il écrivait :

Le prêtre devra être le premier à croire à la Parole dans la pleine conscience que les paroles de son ministère ne sont pas « siennes », mais de Celui qui l’a envoyé. De cette Parole, il n’est pas maître : il en est le serviteur. De cette Parole, il n’est pas l’unique possesseur : il en est le débiteur à l’égard du peuple de Dieu. C’est justement parce qu’il évangélise, et pour qu’il puisse évangéliser, que le prêtre, comme l’Église, doit prendre de plus en plus conscience du besoin permanent qu’il a d’être évangélisé … La lecture méditée et priante de la Parole de Dieu (lectio divina), en écoutant avec humilité et amour Celui qui parle, est un élément essentiel de la formation spirituelle au ministère presbytéral(5).

Ailleurs, Jean-Paul II a exhorté avec une grande audace tous les chrétiens à pratiquer la lectio divina ; une invitation qui concerne à plus forte raison les prêtres :

Il est nécessaire que l’écoute de la Parole devienne une rencontre vitale, selon l’antique et toujours actuelle tradition de la lectio divina, permettant de puiser dans le texte biblique la parole vivante qui interpelle, qui oriente, qui façonne l’existence(6).

Mais ces paroles tirées du magistère ne sont rien d’autre qu’une réactualisation de l’appel de Paul à Timothée : « Consacre-toi à la lecture, à l’exhortation, à l’enseignement » (1Tm 4,13) ; en d’autres mots, c’est de l’assiduité à la lectio que le prêtre tire sa capacité d’exhorter et d’enseigner avec autorité.

b) La réalisation de la Parole
L’écoute de la Parole, comprise dans toute sa profondeur qu’on vient d’évoquer, doit devenir réalisation obéissante. Jésus a décrit avec une extrême attention et une abondance de détails ce qui advient de la Parole qui, semée avec largesse, peut ne pas être accueilli par ces auditeurs qu’il a identifié à des terrains foulés au pied, rocheux ou encombrés d’épines (voir Mc 4,1-7.13-19). N’oublions pas que, selon le mode de penser biblique, c’est dans la mesure où elle est réalisée, observée, que la Parole est écoutée : s’il n’y a pas de réalisation, il n’y a pas non plus d’écoute. En effet, lorsqu’il y a écoute sans obéissance concrète à la Parole, l’issue est celle d’un cœur incirconcis, pour employer les mots des prophètes (voir Jr 6,10 ; Ez 44,9) ; on aboutit à la « sclérocardie », selon les termes du Nouveau Testament (voir Mc 10,5 ; 16,14), la maladie par suite de laquelle le cœur s’endurcit, devient « calleux » et insensible.
D’ailleurs, nous le savons bien pour en avoir fait l’expérience : quand on commence à vivre comme on pense, et non comme la Parole de Dieu l’exige, on finit peu à peu aussi par penser comme on vit, par ne plus écouter la Parole de Dieu. C’est là une expérience spirituelle pleine de tristesse, car elle conduit de fait à s’auto-exclure de la béatitude prononcée par Jésus : « Heureux ceux qui écoutent la Parole de Dieu et l'observent » (Lc 11,28), et elle se traduit par l’impossibilité à connaître Dieu. Or lorsque manque la connaissance de Dieu (da‘at Elohim: Os 4,1; 6,6), cette connaissance que les prophètes attendaient des prêtres (voir Os 4,4-6) et que l’Apôtre considère si essentielle à (voir Rm 11,34 ; 1Co 2,10-12), le prêtre n’est pas habilité à exercer sa fonction. Alors, au jour du jugement, quand le prêtre se vantera de l’avoir écouté et d’avoir fait eucharistie avec lui, le Seigneur devra lui dire : « Éloigne-toi de moi, toi qui commets l'injustice : je ne t’ai jamais connu ! » (voir Lc 13,26-27)…
Attention donc à la schizophrénie entre le dire et le faire, à la dichotomie entre l’annonce et la réalisation concrète dans la vie. Il est certes impossible de ne laisser aucun écart entre ces deux réalités, car nous ne sommes, en tant qu’humains, jamais capable de réaliser pleinement le bien, sans tomber dans le péché – la pleine correspondance entre la prédication et la vie ne s’est donnée que dans la personne de Jésus – ; mais il nous faut maintenir une tension afin que ce que nous annonçons résonne toujours comme un jugement pour chacun de nous : si cela ne se produit pas, la schizophrénie que nous vivons deviendra une pathologie à laquelle nous nous habituerons, dont les conséquences seront des formes maladives dans notre vie spirituelle, et tôt ou tard, également au niveau psychique et parfois même somatique. Comment oublier que Jésus a prononcé un jugement net : « Malheur à vous ! », contre ceux qui, « assissur la chaire de Moïse, … disent et ne font pas », qui « lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des autres, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (voir Mt 23,2-4) ? Et comment oublier les mots de l’Apôtre : « Toi qui connais la volonté de Dieu, toi qui es instruit par la Loi, … et te flattes d'être toi-même le guide des aveugles, la lumière de qui marche dans les ténèbres, eh bien ! pourquoi enseignes-tu à autrui, et ne t'enseignes pas toi-même ? … Ainsi, à cause de toi, “le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations” » (voir Rm 2,18-19.21.24) ?
Assurément, il y a scandale (ainsi qu’un considérable étonnement de notre part) lorsqu’on constate la disproportion existant entre le message à prêcher et le messager qui doit le prêcher ; à la fois, pourtant, la conscience d’être « collaborateur de Dieu » (voir 1Co 3,9), d’avoir été envoyé avec l’aide de la « grâce qui suffit toujours » (voir 2Co 12,29) doit rendre le prêtre responsable, en le fortifiant dans son combat quotidien pour mettre la Parole en pratique.
Cette dialectique entre l’écoute et la réalisation de la Parole que l’on désire communiquer aux autres est admirablement résumée dans un passage du décret conciliaire Presbyterorum ordinis :

Ministres de la Parole de Dieu, [les prêtres] la lisent et l'écoutent tous les jours pour l'enseigner aux autres ; s'ils ont en même temps le souci de l'accueillir en eux-mêmes, ils deviendront des disciples du Seigneur de plus en plus parfaits, selon la parole de l'apôtre Paul à Timothée : « Applique-toi, donne-toi tout entier, pour que tous puissent voir tes progrès. Veille sur toi-même et sur ton enseignement, que ta persévérance s'y révèle ; car c'est en agissant ainsi que tu te sauveras toi-même avec ceux qui t'écoutent » (1Tm 4,15-16)(7).

2. Le prêtre, « ministre de la Parole »(8)
Venons-en maintenant au deuxième versant de ma réflexion. Si le prêtre est confié, livré à la Parole, la Parole à son tour lui est livrée et il doit l’annoncer à la communauté du Seigneur : il est donc « ministre de la Parole ». Dans la lettre apostolique Pastores dabo vobis de Jean-Paul II, on lit :

Le prêtre est, avant tout, ministre de la Parole de Dieu, il est consacré et envoyé pour annoncer à tous l’Évangile du Royaume, en appelant tout homme à l’« obéissance de la foi » (Rm 1,5) et en amenant les croyants à une connaissance et à une communion toujours plus profondes du mystère de Dieu révélé et communiqué à nous en Christ(9).

Oui, le prêtre est un croyant à qui « le mystère du Royaume de Dieu a été donné » (Mc 4,11), à qui « il a été donné de connaître les mystères du Royaume des cieux » (Mt 13,11) : c’est donc à lui qu’est confié l’annonce de l’Évangile, cette bonne nouvelle qu’il est appelé à mettre en pratique dans sa vie, par sa présence parmi les croyants, par ses paroles, par ses actions.
Je voudrais toutefois m’arrêter en particulier sur l’annonce, sur la prédication de l’Évangile en tant qu’action première du prêtre(10). Avant d’entrer dans le vif du sujet, je citerai un passage de l’apôtre Paul, tiré du prologue de la lettre aux Romains (voir Rm 1,1-5), qui exprime selon moi en quelques versets les éléments essentiels à la prédication chrétienne :

un service rendu au Seigneur « Paul, serviteur du Christ Jésus »
un appel de la part de Dieu « par vocation »
une mission de la part de Dieu « envoyé » (apóstolos)
un choix réalisé par Dieu « mis à part »
un message « l’Évangile de Dieu »
une tradition « promis par les prophètes dans les saintes Écritures »
un objet « concernant son Fils, né, mort et ressuscité »
une grâce « la grâce de la mission (de l’apostolat) »
un but « pour l’obéissance de la foi »
des destinataires « tous les peuples ».

Il faut dire immédiatement que dans le ministère de la Parole est condensé ce qu’est le prêtre en vérité : en effet, c’est là qu’apparaît sa vie spirituelle, son rapport avec le Seigneur, avec la Parole et avec la communauté. Ayant cette forte conviction, je dois reconnaître que je suis parfois agacé lorsque j’entends des expressions comme « préparer l’homélie »… Bien sûr, l’homélie doit être préparée, mais elle doit surtout dériver de l’assiduité du prêtre avec les saintes Écritures ; elle découle du fait que le prêtre a fait de la Parole sa nourriture quotidienne, qui alimente sa propre foi ; elle provient du fait d’être évangélisé, croyant, et donc en mesure d’évangéliser et de parler : « credidi, propter quod locutus sum » (Ps 115[116],10), chante le psalmiste repris par l’Apôtre (voir 2Co 4,13). En ce sens, ces paroles de Karl Rahner sont encore très actuelles :

La Parole de Dieu dans la bouche du prêtre vide de foi ou de charité est un jugement plus terrible que tout mauvais exercice de versification et que tout bavardage poétique dans la bouche d’un poète qui n’en est pas un. Car c’est déjà un mensonge et un jugement sur l’homme, lorsqu’il parle sans exprimer ce qui est en lui. Mais combien n’est-ce pas plus vrai encore, lorsque lui, étant sans Dieu, parle de Dieu. Ce que [le prêtre] dit reste Parole de Dieu. Mais à lui s’applique la parole : « Ex ore tuo te judico, serve nequam ! » (Lc 19,22)(11).

Le prêtre devra donc s’interroger sur sa foi et sur son incrédulité chaque fois qu’il se met devant la Parole de Dieu et il devra répéter son acte de foi face à elle, en demandant l’aide de l’Esprit saint, qui est toujours donné à celui qui en fait la demande au Seigneur (voir Lc 11,13).
Mais qu’est-ce que la prédication ? C’est l’effort fait pour qu’émerge des Écritures la Parole de Dieu qu’elles contiennent ; c’est l’opération par laquelle le ministre autorisé, le lecteur (ho anaghinóskon: Ap 1,3), en lisant le texte des Écritures, livre aux auditeurs la Parole de Dieu ; c’est une action de Dieu et de l’homme, appelé par lui et constitué apóstolos, envoyé, messager. Dans la puissance de l’Esprit saint, qui accompagne toujours la Parole – parce que la Parole (davar) et l’Esprit (ruach) de Dieu n’agissent jamais l’une sans l’autre, puisque l’une est corrélative à l’autre (voir aussi Ep 6,17 : « le glaive de l'Esprit, c'est la Parole de Dieu »)(12) –, lorsque l’Écriture est lue, la Parole de Dieu ressuscite, résonne par l’intermédiaire du prédicateur et peut atteindre le cœur des croyants : le prédicateur prononce des paroles humaines, dans un langage humain, mais la Parole de Dieu y est présente ! Voilà un grand mystère : le ministère de la Parole de Dieu est confié à de pauvres hommes, mais il est doté d’autorité, d’exousía par la grâce de Dieu. Du reste, Jésus en personne a promis et a donné aux Douze la dýnamis et l’exousía afin qu’ils prêchent l’Évangile avec efficacité (voir Lc 9,1 ; 24,49).
Martin Luther a écrit : « Là où l’Évangile est prêché de manière authentique et avec sincérité, là se trouve le royaume du Christ. Là où il y a la Parole, là se trouve l’Esprit saint, à la fois en celui qui annonce et en celui qui écoute »(13). Le prédicateur a pour tâche le « ministère de la Parole » (diakonía toû lógou: Ac 6,4) – et le prêtre doit se rappeler qu’il s’agit là du premier service qu’il lui appartient d’accomplir, fidèle à l’affirmation de Pierre : « Nous resterons assidus à la prière et au service de la Parole » (Ac 6,4) – mais il est toujours impliqué également dans le glorieux « ministère de l’Esprit » (diakonía toû pneúmatos: 2Cor 3,8), selon l’expression qu’emploie Paul pour définir le ministère de la prédication de la nouvelle alliance. C’est la descente de l’Esprit saint qui provoque, chez les apôtres, la capacité de parler au matin de Pentecôte (voir Ac 2,1-12), mais c’est aussi la prédication de Pierre, l’apôtre investi des énergies de l’Esprit, qui provoque la descente du Saint-Esprit sur les fidèles qui écoutent la Parole (voir Ac 10,36-44). En bref, Dieu communique sa Parole dans l’Esprit saint et, dans la Parole, il transmet son Saint-Esprit. À ce propos, Louis Bouyer écrivait avec intelligence : « L’inspiration de la Parole comme annoncée, à plus forte raison du livre, comme devant être lu dans l’assemblée cultuelle, ne doit jamais être conçue comme séparée ou séparable de l’inspiration du saint Esprit, toujours actuelle et vivante, qui porte le peuple, avant tout dans sa prière unanime, vers l’accomplissement de son espérance »(14).
Dans le prédicateur, en tant qu’« ambassadeur du Christ » (voir 2Co 5,20), en tant que personne à travers laquelle le Christ agit (voir Rm 15,18), c’est donc Dieu qui exhorte, qui parle, aujourd’hui encore ; dans le prédicateur en tant qu’« intendant des mystères de Dieu » (1Co 4,1), Dieu se révèle et sanctifie ceux qui adhèrent à lui. De cette manière, les croyants reçoivent de ceux qui en ont l’autorité dans l’Église, des prêtres, « non une parole d’hommes, mais la Parole de Dieu, qui agit en ceux qui croient » (vor 1Th 2,13). Le prédicateur aura à se souvenir que les mots qui sortent de sa bouche doivent toujours être des « paroles pleines de grâce » (Lc 4,22), des « paroles accompagnées de grâce » (voir Col 4,6) ; il ne devra pas craindre de prononcer des mots contenant la Parole de Dieu, qui est l’épée de l’Esprit (voir Ep 6,17), ni de faire de sa bouche comme une épée tranchante (voir Is 49,2 ; Os 6,5 ; He 4,12).
Mais que doit prêcher le prêtre ? Et comment doit-il prêcher ?

a) Prêcher le Christ aujourd’hui à une communauté précise
Avant tout, le prêtre ne doit pas prêcher ses propres idées, mais uniquement la Parole de Dieu, non d’autres paroles(15) : s’il est « plié » par la Parole, s’il demeure dans la Parole du Seigneur (voir Jn 8,31), alors, comme Jean le Baptiste, il saura se limiter à faire signe, à enseigner le Christ. Le Baptiste est une figure exemplaire pour le prédicateur, car il sait dire : « Non pas moi, mais lui, le Seigneur » (voir Jn 1,19-34 ; 2,27-30) ; il n’exige aucun regard pour soi, il ne séduit et ne retient personne, mais il indique le Seigneur et invite à se mettre à sa suite à lui, en prêchant uniquement sa Parole.
Combien de prédicateurs, par contre, se prêchent eux-mêmes – contrevenant à l’avertissement paulinien : « Ce n’est pas nous que nous prêchons, mais le Christ Jésus, Seigneur » (2Co 4,5) –, combien sont ceux qui, hier, s’exerçaient dans l’art de l’« éloquence sacrée », et déploient aujourd’hui un art oratoire imbu de culture raffinée et parfois de langage incompréhensible (d’autant plus applaudi qu’il est incompréhensible !) : ceux-ci séduisent tout le monde mais ne convertissent personne ! Non, le prédicateur authentique prêche le Christ, et le Christ seulement, sans jamais faire confiance à ses propres moyens, à ses instruments, à son intelligence, mais en invoquant toujours le Saint-Esprit et sa puissance. Le prédicateur doit s’oublier lui-même, il doit tenir le regard fixé sur Jésus (voir He 12,2), il doit garder ses yeux ouverts à la Parole et rendre son cœur docile à l’Esprit : de cette manière il recevra du Seigneur la force de prêcher avec sérieux, dans la conscience de son ministère, dans la foi en l’Esprit saint qui accompagne toujours la Parole du Seigneur, la Parole adorée et accueillie avec un cœur large et bon (voir Lc 8,15).
Le cardinal Walter Kasper a écrit :

La tâche de la prédication est de répandre la lumière de la vie dans les ténèbres du monde, d’introduire la lumière dans la vie des hommes et de révéler le véritable sens des choses et de la vie … La prédication cherche à interpréter les expériences de la vie et d’en dévoiler le sens authentique. C’est là un service pastoral d’importance vitale et un service grâce auquel les hommes ont la vie et l’ont en abondance (voir Jn 10,10). Entendu de cette manière, l’Évangile est un heureux message, qui éclaire la vie et la remplit de joie. Il peut représenter une lumière pour nos pas le long des routes sombres de la vie (voir Ps 119,105)(16).

Oui, le prêtre est appelé à être, à travers ses paroles, et plus encore au travers de sa vie tout entière, un témoin de l’Évangile parmi les hommes : c’est à cela que le conduit l’écoute de la Parole de Dieu contenue dans les saintes Écritures, une Parole que, chaque jour, il doit écouter, méditer, contempler et mettre en pratique. En d’autres mots, le fait qu’il est confié à la « Parole de vie » (Ph 2,16 ; voir Ac 5,20 ; 7,38), en en étant à la fois ministre, se manifeste dans une vie selon l’Évangile. C’est là en effet la grande responsabilité attribuée au prêtre : la crédibilité de la communication de Dieu et de Jésus Christ auprès des hommes dépend étroitement de la crédibilité de son messager. Pour lui résonne chaque jour, avec une urgence toute particulière, l’avertissement du Seigneur Jésus : « Qui vous écoute m’écoute » (Lc 10,16).
Enfin le prédicateur doit être conscient que l’homélie est une opération prophétique qui prolonge la Parole en la traduisant dans l’aujourd’hui d’une communauté pour en orienter la foi et la prière, c’est-à-dire la réponse cultuelle et existentielle adressée au Dieu qui lui parle. Il est appelé à annoncer, dans la force de l’Esprit, la Parole qui a le pouvoir d’édifier la communauté (voir Ac 20,32), en faisant de l’homélie une « manifestation de la vérité » (2Co 4,2) qu’est le Christ lui-même. En effet, « le Christ est présent dans son Église, de manière spéciale dans les actions liturgiques … Il est présent dans sa Parole, puisque c’est lui qui parle quand dans l’Église on lit la sainte Écriture »(17). Il faut donc que le ministre de la Parole se fasse docile au passage de l’Esprit qui le rend prophète et l’amène à réaliser dans son assemblée ce que fit Jésus dans la synagogue de Nazareth : « Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Écriture » (Lc 4,21)(18). La parole de l’Écriture est toujours adressée comme une parole audible et vivante aujourd’hui à un « vous » déterminé, l’assemblée réunie au nom du Seigneur en un temps et un lieu précis. En se faisant l’intermédiaire de cette communication, le prédicateur engage et exprime son propre ministère presbytéral, qui est essentiellement ministère de la Parole.

b) Une prédication animée par la passion, qui exprime la foi, l’amour et l’espérance
Pour en venir au « comment » de la prédication, je crois que le prêtre doit être animé de passion, de sorte à exprimer dans l’homélie sa conviction (foi), son attachement au Christ (amour), son espérance du Royaume.
Avant tout, les mots prononcés par le prédicateur doivent absolument naître d’une foi assurée (voir encore Ps 115[116],10) : le prédicateur doit avoir la foi, y être fermement attaché, pour annoncer la bonne nouvelle qui est une invitation à la foi et pour confirmer dans la foi ses frères et ses sœurs. Il faut le dire clairement : l’autorité, l’exousía d’un prêtre dépend dans une large mesure de sa foi comme adhésion au Seigneur et comme foi dans la Parole de Dieu. Si le prêtre n’a pas, lui-même, foi dans la Parole de Dieu, comment pourra-t-il la communiquer aux autres ? Oui, la faiblesse de la foi déprime la prédication et lui ôte son autorité, la rend non performative, incapable de faire sentir aux auditeurs que, dans les paroles humaines du prêtre, est présente la Parole même de Dieu, par grâce et par don du Saint-Esprit toujours invoqué. Il faudrait toujours se souvenir, à cet égard, de ce que les foules disaient de Jésus : « Il parle avec autorité (exousía), et non pas comme les scribes » (voir Mc 1,22 ; Mt 7,28), c’est-à-dire ceux qui font de la religion un simple métier… En ce sens, la préparation de l’homélie de la part du prêtre ne doit jamais partir de la question : « Que dois-je dire à l’assemblée ? » Non, elle doit en revanche naître de l’écoute de la Parole contenue dans les Écritures lues et méditées, et, par conséquent, partir de la question : « Que me dit cette Parole ? » Sans cette implication, sans cette adhésion, sans cette blessure personnelle infligée par la Parole, la prédication ne naît pas de la foi et se révèle très affaiblie(19).
Le prédicateur doit également manifester sa passion, son amour fort et intense pour le Christ et pour l’Évangile. En effet, seul celui qui cultive et exprime une forte passion pour quelque chose et pour quelqu’un – passion qui exprime le dévouement d’une personne – pourra en témoigner de manière prenante et sera écouté. Le prêtre a donc à se poser cette question : quelle est ma passion ? Pour quoi brûle mon cœur ? Mon cœur fait-il place à ce feu qui brûle à l’écoute de la Parole de Dieu, comme cela se produisit pour les disciples d’Emmaüs (voir Lc 24,32) ? C’est une passion pour le Christ, une passion pour sa personne et sa parole, une passion pour la communauté, le troupeau que Dieu a confié au prêtre (voir Mc 6,34 : « Jésus vit une foule nombreuse et il fut pris d’une compassion viscérale pour eux, parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger, et il se mit à les enseigner longuement ») : cette passion, cet amour est décisif pour la prédication ! Si cette passion pour le « troupeau de Dieu », pour la communauté du Seigneur est absente, si cet ardent désir que la Parole soit écoutée est éteint, alors disparaît aussi la gratuité, le désintérêt dans le ministère : on finit dès lors par continuer à exercer le ministère, mais en vue d’un gain, d’un succès, de la conservation d’un rôle. Ainsi disparaît la « gloire d’offrir gratuitement l’Évangile que l’on annonce » (voir 1Co 9,16-18).
Enfin, lorsqu’on prêche, il s’agit d’ouvrir à l’espérance pour le Royaume, pour l’avenir qui s’introduit dans l’aujourd’hui de Dieu, pour cet horizon eschatologique sans lequel l’objet de la prédication est gravement appauvri. À ce propos, avant même de dénoncer l’aphasie de la prédication sur la mort, sur le jugement dernier, sur la vie éternelle et sur le Royaume, il faut relever l’insuffisance de l’espérance, en raison de laquelle l’Église tout entière est aujourd’hui amoindrie. Nous manquons d’espérance, car nous ne sommes pas comme le père des croyants, Abraham, qui espéra contre toute espérance (voir Rm 4,18), ni comme Moïse qui « tint ferme comme s'il voyait l'invisible » (He 11,27) : il est d’ailleurs significatif que l’encyclique de Benoît XVI sur l’espérance(20) ait été accueillie par le silence et l’indifférence… Mais sans espérance, comment sera-t-il possible d’engager les auditeurs à s’impliquer dans la recherche d’un sens, d’une orientation, alors que l’horizon nous est donné, à nous chrétiens, par la vie éternelle, où l’amour détiendra définitivement la victoire sur la mort ? Sur ce chemin, la figure du Serviteur du Seigneur peut à nouveau nous venir en aide, lui qui a reçu du Seigneur lui-même une langue d’initié pour redresser les opprimés et leur donner une espérance (voir Is 50,4).

Conclusion
Il est une parabole de Jésus que tout prêtre devrait toujours garder à l’esprit lorsqu’il médite sur sa condition de personne confiée à la Parole dont il est ministre : il s’agit de la parabole dite « de l’ivraie » (Mt 13,24-30). Le semeur, Dieu, sème du bon grain dans son champ, mais l’ennemi qui se trouve à l’horizon, Satan, y répand de l’ivraie. Il en va de même pour le prédicateur : Satan s’oppose radicalement à la Parole semée dans le cœur du prêtre – pour le dire avec les mots de Jésus : « Le Mauvais s’empare de ce qui a été semé dans le cœur de cet homme » (Mt 13,19) – de sorte que, lorsqu’il veut l’annoncer aux autres, il se trouve dans la condition qu’avait connue Paul : « Satan m’en a empêché » (1Th 2,18). C’est de cet échec préliminaire que dépendent l’insuccès et le manque de signification de bien des prédications…
Pour réagir à cet authentique assaut du démon il convient de lutter avec les armes de l’assiduité à la Parole et de la prière, avec cette persévérance qui permet de tout prédisposer afin que Dieu accomplisse à travers nous son projet de salut. On pourrait citer de nombreux passages scripturaires à ce propos, mais je me limite à rappeler l’exemple de l’Apôtre qui, après avoir évoqué les armes de la bataille spirituelle (voir Ep 6,10-18) conclut : « Priez pour moi, afin qu'il me soit donné d'ouvrir la bouche pour parler et d'annoncer hardiment le mystère de l'Évangile » (Ep 6,19). Mais, une fois encore, l’exemple décisif a été donné par Jésus, lui qui, immédiatement avant de commencer son ministère public, s’oppose aux leurres de Satan par la soumission convaincue et profonde à la Parole de Dieu ; attitude qui sera une constante de toute sa vie. Avec lui, le prêtre devrait lui aussi dire chaque jour : « Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4,4 ; Dt 8,3).


(1)Sur ce sujet, j’ai développé de plus amples réflexions dans E. Bianchi, Aux prêtres, Paris, Parole et Silence, 2006, p. 11-17.

(2)Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel II,2,1.

(3)Voir Concile Vatican II, Dei Verbum 24.

(4)J. Ratzinger, in Consilium Conferentiarum Episcopalium Europae, Rome, 2001 (texte inédit en possession de l’auteur).

(5)Jean-Paul II, Exhortation apostolique (1992) Pastores dabo vobis 26.47.

(6)Jean-Paul II, Lettre apostolique (2001) Novo millennio ineunte 39.

(7)Concile Vatican II, Presbyterorum ordinis 13.

(8)On trouve des réflexions intéressantes sur ce sujet dans J. Bur, La spiritualité des prêtres, Paris/Montréal, Cerf/Médiaspaul, 1997, p. 79-101. Voir aussi le document de la Congrégation pour le clergé, Le prêtre, maître de la Parole, ministre des sacrements et guide de la communauté (1999), en particulier le chapitre II.

(9)Jean-Paul II, Pastores dabo vobis 26.

(10)J’ai déjà médité sur ce thème dans E. Bianchi, Predicare la Parola, Bose, Qiqajon, 1988. Pour une approche théologique, on peut toujours consulter H. Schlier, La Parola di Dio. Teologia della predicazione secondo il Nuovo Testamento, Rome, Paoline, 1963.

(11)K. Rahner, “Prêtre et poète”, in Id., Éléments de théologie spirituelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, p. 284.

(12)J’ai développé mes réflexions sur cette relation dans E. Bianchi, « Lo Spirito del Signore è su di me… » (Lc 4,18-19), Bose, Qiqajon, 2009, p. 13-17.

(13)M. Luther, Cours sur Isaïe (1527), WA XXV, p. 97; cité dans K. Barth, La proclamation de l’évangile, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1961, p. 36.

(14)L. Bouyer, Le Consolateur. Esprit-saint et vie de grâce, Paris, Cerf, 1980, p. 405.

(15)Voir Presbyterorum ordinis 4: « Il s'agit pour eux [les prêtres] d'enseigner, non pas leur propre sagesse, mais la Parole de Dieu. »

(16)W. Kasper, Servitori della gioia. Esistenza sacerdotale – servizio sacerdotale, Brescia, Querianiana, 2007, p. 111-112.

(17)Concile Vatican II, Sacrosanctum concilium 7.

(18)Voir Synode des évêques – XIIe Assemblée générale ordinaire (2008), Liste finale des propositions no. 15 (« Actualisation homilétique et “Directoire sur l’homélie” »).Voir aussi C. Giraudo, « Aiutare l’assemblea ad ascoltare la Parola. Natura e finalità dell’omelia liturgica », in Rivista liturgica 95/6 (2008), p. 981-1000.

(19)Pour cette suggestion, voir G. Angelini, « Come predicare. Difetti facili e pregi difficili della predica nella situazione presente », in Il ministero della predicazione, Casale Monferrato, Piemme, 1985, p. 84-101; voir aussi E. Bolis, « Il profilo spirituale del predicatore », in La Rivista del clero italiano 81/6-7 (2000), p. 380-391.

(20)Benoît XVI, Encyclique (2007), Spe salvi.