Prière et évangélisation

 

L’accueil d’une Présence

L’écoute de la Parole de Dieu, gardée, conservée et méditée dans notre cœur, ne peut que nous indiquer une Présence, la présence de Dieu, plus intime que ce que nous ne pouvons l’être à nous-mêmes. La prière, c’est alors découvrir notre vérité la plus intime, à savoir que Dieu est présent en nous, mais non comme le fruit de notre prière, non comme le résultat de notre désir – car sa présence est antérieure à nos efforts d’attention, sa présence nous précède toujours. Dieu nous est présent comme don et comme offre de Dieu lui-même, à travers sa Parole. Tout l’Ancien Testament témoigne d’une initiation à l’accueil de la présence de Dieu, à l’hospitalité de l’Emmanuel (le Dieu-avec-nous) ; mais par l’incarnation, la Parole s’est faite chair et a placé sa tente parmi nous. Écouter la Parole signifie accueillir le Fils dans sa présence de Seigneur et accepter qu’il vienne avec le Père placer sa demeure en nous (voir Jn 14,23), par l’Esprit saint.
Écouter le Fils ne signifie pas seulement entrer en Christô, demeurer en Christ, mais également devenir sa demeure, c’est-à-dire avoir le Christ en nous (voir Rm 8,10 ; 2Co 13,5 ; Col 1,27). « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi » (Gal 2,20) : cette exclamation n’est autre que la reconnaissance et l’accueil d’une Présence, c’est la foi chrétienne engendrée par l’écoute et faite fondement de la prière. Pour cette raison, Paul invite les chrétiens à s’examiner eux-mêmes, pour vérifier s’ils sont dans la foi, dans l’adhésion, en se mettant à l’épreuve : « Ne reconnaissez-vous pas que Jésus Christ est en vous ? » (2Co 13,5).
Nous sommes là au cœur du processus de la prière chrétienne, mystère de notre relation filiale avec Dieu, mystère de notre communion personnelle avec le Fils Jésus Christ, mystère de notre consentement à l’Esprit saint qui intercède pour nous par des gémissements ineffables. Découvrir la présence de Dieu signifie avant tout accepter que le sujet de la prière, le véritable protagoniste, soit l’Esprit saint. C’est lui que nous avons reçu et qui nous fait appeler « Abba, Père » (Rm 8,15), qui nous fait nous adresser à Dieu non seulement comme à un « tu », à une présence personnelle, mais comme au Père. Il demande que nous unissions notre soupir à son soupir inexprimable qui monte vers le Père (voir Rm 8,26). C’est l’Esprit saint, source de vie qui nous est donnée, non pas hors de nous (intimior intimo meo !), mais en nous, qui peut entamer un dialogue entre Dieu et nous. Grâce à cette opération de l’Esprit saint, nous pouvons dire « tu » à notre Dieu : « O Dieu, tu es mon Dieu » (Ps 63,2) ; alors Dieu devient un Dieu à qui nous pouvons parler et cesse d’être un Dieu dont nous tentons de parler comme d’un tiers. « C’est lui mon Dieu » : voilà le cri de Moïse aux bords de la Mer Rouge (Ex 15,2) ; il est celui qui, dans les Psaumes, est appelé Elohaj, « ô mon Dieu ! » ; il est celui que les autres, qui ne le reconnaissent pas, ne peuvent que nommer « le Dieu de… » : « Où est-il, ton Dieu ? » (Ps 42,4).
Reconnaître Dieu comme mon Dieu, m’adresser à lui en lui disant « tu » et « Abba, Père », cela signifie donc m’apercevoir que Dieu habite en moi, en chacun de nous : il n’est pas extérieur mais intérieur ; il est autre mais il est pourtant en moi. La prière est alors l’expérience spirituelle de la rencontre non avec celui qui est infiniment loi, mais qui est proche, voire au « cœur de la vie », comme l’a écrit Dietrich Bonhoeffer. Par la venue du Verbe au milieu de nous, par le fait qu’il est devenu homme, le « tu » divin nous habite et la prière n’est alors rien d’autre que notre consentement, notre adhésion à cette vie dialogique, trinitaire, dont la source est en Dieu : au Père, par le Christ, dans l’Esprit saint. Il s’agit de nous approprier la prière du Christ, d’acquérir ses sentiments, de faire la volonté du Père : voilà la prière chrétienne, dans laquelle l’Esprit nous pousse à être toujours plus conformes au Fils, dans sa manière d’être tourné vers le Père (voir Jn 1,1). Nous ne prions pas la Triunité de Dieu, mais nous prions bien plutôt en elle, impliqués dans la communion de vie et d’amour qui est sa relation divine même. Nous sommes inhabités par Dieu et nous sommes attirés à nous identifier au Fils, jusqu’à devenir le Fils de Dieu, parce que le Christ est le « moi » de mon « moi », le « moi » authentique qui vit en moi, à la place de mon « moi ». Voilà le sens de l’intercession éternelle de Jésus glorifié : « Père… qu’ils soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient un en nous eux aussi » (Jn 17,21). En effet, « celui qui adhère au Seigneur est avec lui un seul esprit » (1Co 6,17), et cette affirmation va de pair avec celle de Gn 2,24, où l’homme, accueillant la présence de la femme, qui est son « tu », forme avec elle une seule chair.
La prière vise donc l’accueil d’une présence découverte, reçue, désirée, demandée : une présence parfois immense, écrasante, comme le dit le psalmiste : « Tu me scrutes et me connais… tu surveilles ma route et mon gîte, et tous mes chemins te sont familiers… derrière et devant, tu me serres de près… Où m’en aller, pour être loin de ton souffle ? Où m’enfuir, pour être loin de ma face ? » (Ps 139, 1-7) ; une présence parfois infiniment silencieuse, jusqu’à prendre le visage, la forme de l’absence, de la présence cachée. Elle n’est jamais annexion de l’autre, mais respect de sa différence et désir de le connaître pour ce qu’il est. Même dans le silence qui nous oblige à discerner l’altérité de l’Autre, Dieu se révèle Père pour celui qui reconnaît être son enfant. Dans ce cas, le silence de la présence de Dieu n’apparaît pas comme indifférence, mais comme signe de sa gratuité et de sa liberté ; il est silence de patience et de pédagogie, où sa présence se distingue de mon désir, et ne se restreint pas aux images et aux idées que je me fais de lui. La présence est ainsi réponse non pas à un désir inquiet et convoitant la consommation de l’objet, mais réponse à l’attente humble, confiante, persévérante, de sa venue. La vraie rencontre en effet ne se réduit pas à un besoin de l’autre, mais elle va au-delà du besoin, jusqu’à l’acceptation de l'Absence, jusqu’au renoncement comme forme de reconnaissance de l’Autre. D’ailleurs, pour atteindre la Présence, il est nécessaire de passer à travers l’absence ; et pour parvenir à la rencontre et au dialogue, il est indispensable de vivre l’acceptation de la différence.
Même notre écoute, qui nous prépare à la présence, est appelée à apprendre à écouter le silence de l’Autre, à l’accepter, sans laisser place à la tentation de nous projeter dans nos paroles, mais en nous unissant plutôt à la parole même de Jésus qui, dans l’Esprit saint, invoque et crie : « Abba, Père ! »
Et le Père, qui est toujours là, écoute dans le secret (voir Mt 6,4.6.18). Chaque jour, chaque heure, à chaque instant, notre cri s’unit ainsi à celui de l’Esprit qui invoque : « Seigneur, viens ! » (voir Ap 22,17).