La passion du prédicateur
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fr. Enzo Bianchi, prieur de Bose
« Les prêtres, serviteurs de l’évangélisation » – Bordeaux, mars 2014
Introduction
Pour réfléchir sur l’homélie comme service de l’évangélisation, on peut commencer par relire la seule encyclique papale qui ait été consacrée à la prédication, qui date d’il y a déjà presque un siècle :
La Parole de Dieu n’est-elle plus telle que la décrivait l’Apôtre, à savoir « vivante et efficace, plus tranchante qu’une épée à double tranchant » (He 4,12) ? Avec le temps et l’usage, l’épée s’est-elle émoussée ? Si l’épée ne manifeste plus sa puissance, cela est certainement dû à la faute de ceux qui ne la manient pas comme il faut. On ne peut affirmer que les apôtres rencontrassent des temps meilleurs que les nôtres, comme s’il y avait alors davantage de docilité à l’Évangile et moins de révolte contre la loi de Dieu.
Par ces mots, Benoît XV, dans son encyclique Humani generis redemptionem posait en 1917 les questions de l’échec et des difficultés de la prédication, notamment en rapport à une recherche d’art oratoire qui visait surtout à séduire, plus qu’à convertir. L’idéal du prédicateur tracé par Benoît XV n’était assurément pas Bossuet, mais plutôt Jean-Marie Vianney.
Mais ces questions de Benoît XV continuent de fait à résonner aujourd’hui dans l’Église car, malgré le renouvellement mis en marche par le concile Vatican II, l’homélie continue d’être la cible de critiques de toutes parts. Dans les médias ou dans le tissu quotidien de la communauté chrétienne revient périodiquement le débat sur la prédication, et c’est avant tout les plaintes qui prévalent : on juge souvent la prédication ennuyeuse, ou « obèse », ou moralisante, ou agressive. On finit de telle manière par confirmer les mots du grand écrivain François Mauriac lorsqu’il écrivait : « Il n’est de lieu où le visage des personnes ne soit aussi inexpressif qu’à l’église durant le prêche ! »
Or nos homélies devraient pouvoir à la fois offrir la bonne nouvelle, l’euanghélion, et proposer la conversion.
Il ne fait pas de doute qu’un profond renouvellement homilétique a eu lieu dans les années d’après-Concile. On est passé du prêche à l’homélie, on a recommencé à annoncer l’Évangile « en écoutant religieusement la Parole de Dieu » (Dei Verbum 1) contenue dans les saintes Écritures. Après des siècles où l’annonce de la Parole de Dieu était exilée hors des communautés chrétiennes, il faut reconnaître que du chemin a été parcouru, malgré des imperfections et des contradictions. Ceux qui ne l’admettent pas ne se souviennent pas de ce qui se produisait durant les années précédant Vatican II ou vivent de ces nostalgies impossibles qui se nourrissent de la création de mythes et d’utopies.
Pour résumer, on peut donc dire qu’une tendance trop doctrinale de la prédication a été corrigée et qu’on a placé davantage l’attention sur sa dimension kérygmatique : un recentrement christologique a eu lieu, avec une attention particulière au Christ ressuscité et vivant, ainsi qu’un recentrement liturgique, dû à la majeure conscience de la sacramentalité de la Parole. Ce qui manque peut-être encore est une herméneutique liturgique qui procure au prédicateur et par conséquent à l’assemblée une capacité mystagogique adéquate. Toutefois un renouvellement certain de l’homélie est indéniable. Pour ce qui est de la situation italienne, il faut reconnaître que la modeste présence de communautés protestantes sur notre territoire n’a pas favorisé une réflexion sur l’homilétique, comme cela s’est par contre produit dans les pays anglo-saxons et surtout en Allemagne.
Après ces quelques brèves observations d’introduction, je voudrais vous proposer une méditation sur « la passion du prédicateur ». Ma réflexion s’articulera en deux points :
1. La passion de Jésus pour annoncer la Parole
2. La passion de celui qui prêche au nom de Jésus
1. La passion de Jésus pour annoncer la Parole
Il faut avant tout préciser qu’il est inopportun de se référer de manière « littérale » à la méthode de prédication adoptée par Jésus : ce serait une opération naïve et archéologique, même si elle a été parfois tentée par d’éminents pasteurs. On ne devrait pas davantage copier de manière immédiate le recours de Jésus aux récits ou aux paraboles, comme si on le singeait. Dans notre culture moderne en effet, si distante de la culture sémitique, les paraboles n’ont plus la même efficacité pour amener l’auditeur au choix décisif concernant sa vie, hic et nunc. Il vaut par contre la peine – et c’est ce que je tenterai de faire – de situer la prédication de Jésus à l’intérieur de son style de vie plus général.
Les Évangiles synoptiques témoignent du fait qu’après l’arrestation de Jean le Baptiste, Jésus se rendit en Galilée et « commença à proclamer » (Mt 4,17) sa prédication, surtout dans les synagogues, lieu de l’assemblée des enfants d’Israël. Marc spécifie que « Jésus prêchait (verbe kerýsso) l’Évangile de Dieu » (voir Mc 1,14), tandis que les autres synoptiques écrivent généralement que Jésus « prêchait » (verbe kerýsso : Mt 4,17) ou qu’il « enseignait » (verbe dídásko : Lc 4,15). Il était habilité à ce ministère par sa sagesse (sophía). Jésus, comme tout homme, avait grandi également « en sagesse » (Lc 2,40.52) et même si nous n’avons pas d’informations précises à cet égard, au cours de ses années « cachées », il avait certainement étudié, recherché et médité autour des Saintes Écritures de son peuple, au point d’être doté de cette sagesse qui frappait ceux qui l’écoutaient : « Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée ? » (Mc 6,2). C’est cette même sagesse qui conduisait ceux qu’il rencontrait à le reconnaître comme rabbi, comme maître.
Face à la prédication de Jésus, les auditeurs « étaient frappés de son enseignement (didaché), car il les enseignait en homme qui a autorité (exousía) et non pas comme les scribes » (Mc 1,22). Les foules diront : « Qu’est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau, plein d’autorité (exousía) ! » (Mc 1,27). Le quatrième Évangile offre lui aussi un écho de cette réaction : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme » (Jn 7,46). Ce qui est mis en évidence par ces commentaires est la nouveauté de l’enseignement de la bonne nouvelle : une nouveauté qui est telle davantage en raison de l’autorité de celui qui l’exprime que par le contenu de l’enseignement même. La réaction de l’auditoire parle en effet davantage de Jésus que de son enseignement : Jésus est un maître, un prophète crédible, fiable, et c’est pour cela qu’il a autorité, exousía. D’où naissait cette crédibilité qu’il avait ? Nous ne devons pas la chercher dans une force surhumaine ou dans une dimension prétendument extraordinaire, parce que divine : ce qui était extraordinaire en Jésus était son humanité, sa pratique humaine de la foi. Jésus était un prédicateur qui avait autorité parce qu’en lui il n’y avait pas de fracture entre ses paroles, ses gestes, ses sentiments, son comportement. De cette intégrité naissait également son autorité de prédicateur, jugée différente de celle des scribes, les professionnels de la religions, qui le faisaient par métier !
Si les paroles de Jésus arrivaient au cœur des auditeurs – tout en ne provoquant pas toujours leur conversion : souvenons-nous à cet égard de son homélie dans la synagogue de Nazareth, qui se conclut non seulement par un échec mais par des insultes et même par une tentative de passage à tabac. (voir Lc 4,16-30) – ; si ses paroles suscitaient une décision de réception-écoute ou de rejet, ce n’était pas seulement pour leur contenu, pour l’annonce qu’elles contentaient, mais parce qu’elles provenaient de lui, de son humanité marquée par le « grâce et la vérité » (voir Jn 1,14). S’il se produisait quelque chose dans le cœur des auditeurs, cela n’était pas seulement dû à la parole de Jésus, mais à sa crédibilité, c’est-à-dire à sa capacité de témoigner par sa vie, en étant éloquent – à la limite – sans même proférer une parole. On pourrait lui appliquer un apophtegme traditionnel des pères du désert : « Il suffisait de le voir »… Sa doctrine était bien sûr une sagesse, mais elle était surtout fiable, crédible, et dès lors autorisée : ou mieux, c’était une sagesse rendue fiable et autorisée par sa personne même.
Enfin, en Jésus il ya avait aussi la passion (zêlos) pour les hommes, ses frères. Jésus n’avait pas seulement du zêlos pour la cause de Dieu, un zèle, une passion qui le consumait (voir Jn 2,17), mais il en avait aussi pour tous ses frères et sœurs en humanité. On trouve le témoignage de cette passion dans ce qu’on appelle les « sommaires » que les Évangiles synoptiques comportent pour décrire ce que Jésus faisait habituellement et avec une hâte eschatologique. Il allait de ville en ville, de village en village, il prêchait la venue du Royaume, il soignait, il guérissait, il chassait les démons, parce qu’il se sentait « envoyé aux brebis perdues de la maison d'Israël » (Mt 15,24). C’est pour cela que « voyant une grande foule, il fut pris de pitié pour eux (esplanchnísthe ep’autoùs) parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses » (Mc 6,34). Jésus possédait la passion qui naît des entrailles (splánchna) : ce sentiment, attesté à neuf reprises par les Évangiles en rapport à Jésus, dit sa capacité d’être ému, affecté, compatissant, de souffrir-avec ; ce sentiment le poussait à prêcher, à soigner, à libérer, il le conduisait à faire le pasteur. Cette compassion vécue par Jésus est la même que celle de la kénosis du Fils (voir Ph 2,7), c’est ce qui a modelé son « passage parmi nous en faisant le bien » (voir Ac 10,38) et surtout en éveillant la foi en tous ceux qu’il rencontrait.
Sagesse, autorité et passion ont non seulement caractérisé le ministère de prédication de Jésus, mais elles l’ont rendu crédible, fiable comme personne, capable d’amener l’auditeur à une décision bien précise : soit la conversion soit l’endurcissement du cœur.
2. La passion de celui qui prêche au nom de Jésus
C’est de cette attitude globale de Jésus Christ, de sa vie, que découle la prédication chrétienne. Elle a été initialement « course de la Parole » (voir 2Th 3,1) à travers les apôtres envoyés par le Seigneur lui-même avant tout à Israël puis aux peuples, jusqu’aux limites du monde. Ce ministère de la prédication, qui est toujours en même temps « ministère de la Parole » (diakonía toû lgógou : Ac 6,4) et « ministère de l’Esprit » (diakonía toû pneúmatos : 2Co 3,8) confié aux apôtres, a donc besoin d’un envoyé (apóstolos), d’un annonciateur (kéryx : 1Tm 2,7 ; 2Tm 1,11), d’un anaghinóskon (Ap 1,3), c’est-à-dire d’un « lecteur autorisé » qui, à travers des paroles humaines, fasse résonner dans un langage humain la Parole de Dieu dans l’aujourd’hui de la communauté chrétienne. Celui qui prêche est un ambassadeur du Christ (voir 2Co 5,20), c’est une personne à travers laquelle le Christ agit (voir Rm 15,189 et à travers laquelle Dieu agit aujourd’hui encore (voir 2Co 5,20), c’est « un administrateur des mystères de Dieu » (oikonómos mysteríon theoû : voir 1Co 4,1). À travers lui les chrétiens reçoivent « non une parole d’homme, mais la Parole de Dieu qui agit en celui qui croit » (voir 1Th 2,13).
Nous pourrions dire qu’il n’y a qu’une unique mission du prédicateur, qui trouve son origine dans la volonté de Dieu, le Père, qui se réalise par la puissance de l’Esprit saint à travers le Fils, Parole faite chair, et qui continue dans la diakonía de la Parole (voir Lc 1,2) exercée tout d’abord par les apôtres, puis par les évêques, et étendue aux prêtres au Ve siècle. La prédication au nom de Dieu dérive donc d’un charisme et d’une mission confiés à l’Église en vertu de la mission reçue du Seigneur : celui qui prêche agit au nom de l’Église qui l’a autorisé et, pour cette raison précise, il doit prêcher. Selon Vatican II, qui a repris la théologie de Calvin sur les tria munera du Christ, la première fonction de l’évêque est justement celle du ministère de la Parole, ministère prophétique qui a pour première tâche l’annonce de l’Évangile à toute créature. C’est l’évêque qui a la mission de la prédication ; le prêtre y a part et le diacre y est délégué ; exceptionnellement, comme en témoigne l’histoire, ce ministère peut être confié par l’évêque également à un simple chrétien, à un laïc, mais jamais de manière stable et permanente.
Quoi qu’il en soit, le prédicateur doit accepter de vivre au milieu de diverses tensions, et il doit en particulier toujours garder à l’esprit trois pôles :
- la foi de l’Église qu’il doit proclamer et transmettre fidèlement, dans la communion apostolique ;
- sa foi personnelle qui doit être exprimée par le sensus fidei qui l’habite ;
- la foi de l’assemblée réunie, munie elle aussi du sensus fidei fidelium.
L’interaction féconde entre ces trois éléments exprime la vérité de l’homélie : en elle, c’est la foi de l’Église qui a le primat et qui, prise en charge à travers le sensus fidei, permet de lire les Écritures de manière authentique.
En gardant à l’esprit cet arrière-plan, cherchons à approfondir ce que j’ai dit au début de cette deuxième partie : à savoir que, si la prédication de Jésus continue dans la prédication des ministres de la Parole, il s’ensuit que ceux-ci doivent se conformer au Christ lui-même, ou mieux, ils doivent laisser le Christ prêcher en eux et à travers eux. Ce que le Christ a prêché et la manière dont il l’a fait sont le contenu et le style avec lequel les ministres doivent prêcher ! Pour cette raison, on exige d’eux ce que le Christ a montré qu’il possédait et qu’il leur a transmis : sophía (sagesse), exousía-dýnamis (autorité), zêlos (passion). Voyons donc une par une ces trois caractéristiques nécessaires au prédicateur pour accomplir de manière authentique et efficace le ministère de la Parole.
a) Sophía
Dans l’Évangile selon Matthieu, adressé à des destinataires juifs, Jésus promet : « Voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes » (Mt 23,34) ; Luc, pour sa part, lit tout l’enseignement de Jésus comme sophía, comme sagesse « reconnue juste par tous ses enfants » (Lc 7,35) et il témoigne de la promesse de Jésus : « Je donnerai [à mes témoins] un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun des adversaires » (Lc 21,15).
Comme la sagesse a été nécessaire pour Jésus, de même elle l’est pour tout prédicateur. Comme un don d’en-haut elle doit être accueillie, invoquée par le prédicateur, mais celui-ci doit avoir la conscience que ce don de Dieu peut s’établir uniquement sur une sagesse qu’il aura lui-même prédisposée, recherchée, exercée. L’opération humaine et l’opération divine s’entrecroisent et agissent en une dynamique dans laquelle il est impossible de distinguer l’une de l’autre : malheur à celui qui pense que la sophía n’est qu’humaine ou qu’elle n’est que charisme, don d’en-haut ! Au prédicateur revient toute la responsabilité d’exercer le ministère de la Parole avec sagesse, laquelle doit certainement être demandée à Dieu comme un don (à cet égard, la prière de Salomon est exemplaire : voir Sg 9,1-18), mais il doit surtout l’assumer comme un engagement personnel. L’attitude du prédicateur doit être celle du Serviteur du Seigneur qui chaque matin se laisse percer l’oreille pour écouter comme un disciple (voir Is 50,4). Écouter la Parole, se laisse atteindre par la Parole, pénétrer la Parole, penser la Parole, faire l’expérience de la Parole en la mettant en pratique est la première tâche du prédicateur qui veut acquérir la sagesse.
Avant d’être habilité comme prédicateur auquel la Parole est confiée, le prédicateur est lui-même « confié à la Parole » (voir Ac 20,32), et cela exige de sa part une assiduité faite de lecture (lectio), d’approfondissement méditatif (meditatio), de prière (oratio), d’expérience quotidienne sous le jugement de la Parole de Dieu (contemplatio). Ce n’est qu’ainsi que le prédicateur fait sienne la pensée du Christ (voir 1Co 2,16). C’est ici que se situe l’exhortation de Paul à Timothée : « Applique-toi à la lecture » (1Tm 4,13). Il est banal de le redire, mais il faut se préparer, préparer l’homélie. Seul celui qui accède à la connaissance de Dieu peut la transmettre au peuple de Dieu ; si par contre un prédicateur refuse à la communauté la Parole de Dieu, par manque de connaissance, par paresse ou par lâcheté, alors Dieu le refusera, comme l’atteste clairement le prophète Osée : « Mon peuple périt faute de connaissance. Puisque tu as repoussé la connaissance, je te repousserai et tu ne seras plus mon prêtre » (Os 4,6). Si le prédicateur a conscience que l’acte de prêcher comporte un caractère opératif, que c’est un événement de langage efficace, alors il devra s’y préparer et préparer l’homélie avec la plus grande responsabilité. Il faut se préparer soi-même, tout prédisposer en soi pour être en condition de prêcher et ensuite préparer l’homélie, avant tout en puisant à la source (les Saintes Écritures et le missel), puis en pensant, en réfléchissant sur l’aujourd’hui où la Parole peut être ressuscitée du texte qui la contient, et enfin en tenant compte des destinataires. En tout cela, toutefois, le prédicateur doit rester vigilant : son engagement n’est jamais orienté à la recherche de consensus et il ne doit jamais être tenté d’identifier la bonne réussite d’une homélie avec l’approbation des auditeurs !
Il ne m’est pas permis d’approfondir ici ma pensée sur l’acquisition de la sophía. Je voudrais pourtant rappeler quelques nécessités. En premier lieu, la sagesse exige une écoute de la Parole faite avec une humble obéissance, et pour cela une écoute dans la prière. Le prédicateur sit orator antequam dictor (Augustin), qu’il soit un orant avant d’être un orateur, un prédicateur. Il faut écouter le Père, en se tournant vers son sein, pour devenir interprète, narrateur, exégète des Écritures et du Père comme l’a été Jésus ; et tout ceci à travers la médiation de Jésus même, comme l’a admirablement exprimé Origène :
S’il y a une signification symbolique au fait que Jean était appuyé contre la poitrine de Jésus (voir Jn 13,23) … ce symbole signifie que Jean était appuyé contre le sein du Logos dans le sein qui adhérait au Logos et qu’il se reposait en lui, de même que le Logos est dans le sein du Père, selon ce qui est écrit : « Le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, en a fait le récit » (Jn 1,18).
Par ailleurs, il ne faut jamais avoir peur de tout ce que les sciences humaines peuvent fournir pour permettre la connaissance et la communication du texte. Tous les apports qui nous aident à comprendre un texte dans son contexte, en effet, sont absolument nécessaires et utiles pour la préparation de l’homélie. Quand manque en revanche la sophía, le prédicateur risque fort de tomber dans le sermon moraliste ou de se laisser simplement inspirer par des éléments mondains, au point de réduire l’homélie à un bavardage ; ou alors il finit par communiquer sa propre expérience, ses idées personnelles, les dernières découvertes exégétiques, voire – comme on aime dire aujourd’hui – son « témoignage ». Mais tout ceci est une prise en otage de l’Écriture pour l’autopromotion du prédicateur !
Il ne faut pas davantage oublier que la préparation de l’homélie exige non seulement l’assiduité avec le texte biblique, mais aussi avec le missel, parce que l’homélie ne se situe pas seulement dans le contexte de l’assemblée liturgique, mais elle « fait partie de l’action liturgique », elle « fait partie de la liturgie même » (Sacrosanctum concilium 35 et 52). C’est donc un acte liturgique qui doit être célébré de manière rituelle. Toute la célébration est proclamation de la Parole, elle est geste et évènement sacramentel où Dieu parle à son peuple qui l’a convoqué et dont il attend l’amen pour célébrer l’alliance. Afin que l’homélie ne soit pas juste un prêche inséré dans une célébration, une sorte de parenthèse, elle doit être cohérente avec la célébration, avec l’eucologie propre de ce jour. Voilà pourquoi l’assiduité au missel est importante, de même que la lecture et la méditation du matériel eucologique, en vue de créer la nécessaire symphonie entre l’homélie et le temps liturgique, c’est-à-dire le mystère célébré. Oui, la Bible et le missel habilitent ensemble à toute la liturgie, à la célébration authentique, à l’ars celebrandi et par conséquent à la communication de l’Évangile, qui est parole et geste.
La tâche de l’homélie est de montrer que la Parole de Dieu écoutée s’accomplit aujourd’hui dans la vie de celui qui écoute – comme l’a dit Jésus même : « Aujourd’hui, cette Écriture est accomplie pour vous qui l’entendez » (Lc 4,21) – et de manifester que l’unité des Écritures est vivante et grandit précisément à travers sa transmission sacramentelle. L’homélie doit faire sentir la présence du Christ Seigneur dans sa Parole, de sorte à éveiller la faim de l’eucharistie, du Corps du Seigneur. L’eucharistie, par ailleurs, fait le récit de l’unité des Saintes Écritures et de la Tradition, grâce à la table de la Parole et du Pain, parce que la Parole proclamée s’entrecroise avec la transmission du geste eucharistique en un grand mystère, le « mystère de la foi », comme nous le proclamons au cœur de la liturgie eucharistique.
b) Exousía-dýnamis
Nous avons relevé que l’auditoire de Jésus sentait en lui, à travers sa prédication, une exousía, une dýnamis, c’est-à-dire une puissance qui rendait fécond son message, qui pénétrait les cœurs jusqu’à les mener à la décision, au choix : réception ou rejet. À l’exemple de Jésus, le prédicateur dans l’Église doit être lui aussi muni d’exousía et doit manifester une dýnamis dans toute son activité. Mais où puiser cette exousía et cette dýnamis ? Il faut certainement l’invocation, l’épiclèse qui demande ce don promis par Jésus lui-même à ses envoyés : « Ayant réuni les Douze, Jésus leur donna exousía et dýnamis » (Lc 9,1).
Mais il y a aussi une exousía qui découle du fait d’être crédible : crédibilité, fiabilité plus que jamais nécessaires pour un ministère prophétique tel que la prédication. La crédibilité est possible quand il n’y a pas de fracture chez le prédicateur, mais cohérence entre ce qu’il enseigne et ce qu’il pense et vit. Le prédicateur ne pourra jamais atteindre la cohérence vécue par Jésus, « homme comme nous en tout excepté le péché » (voir He 2,17-18 ; 4,15), homme dont l’humanité laissait transparaître Dieu, le Père raconté à travers tout son être et sa vie. Mais pour le prédicateur également, la fiabilité, et donc l’autorité, dépend non seulement de la sophía, mais aussi de la cohérence. Et s’il est vrai que notre foi est toujours fragile, il faudra que le prédicateur mette sa foi dans la foi de Jésus Christ, lui qui est « la foi parfaite », selon la belle définition d’Ignace d’Antioche.
Il n’est pas possible de prêcher la Parole avec efficacité si on ne l’aime pas et qu’on ne la réalise pas : s’il n’y a pas de réalisation, il n’y a pas non plus d’écoute. Il se peut alors que l’on fasse une homélie formellement bonne, presque parfaite dans sa forme, mais que cette homélie soit affaiblie, qu’elle devienne même source de jugement pour celui qui la prononce, provoquant en lui une sklerokardía (Jr 4,4 lxx ; Mc 10,5), un endurcissement du cœur. Nous le savons bien pour en avoir fait l’expérience, si au moins nous sommes sincères avec nous-mêmes : quand on commence à vivre non comme on pense, comme la Parole de Dieu et la cohérence l’exigeraient, on finit aussi peu à peu par penser comme on vit, par penser en s’accommodant de notre manière de vivre, en n’écoutant plus la Parole de Dieu, parce que notre cœur désormais est devenu insensible à la Parole, il s’est fait calleux ! Et dans ce cas, le Seigneur nous dira : « Éloigne-toi de moi, toi qui fais le mal. Je ne t’ai jamais connu et je n’ai donc jamais parlé en toi » (voir Lc 13,27)…
Aucun donatisme homilétique n’est ici impliqué, mais il reste vrai que le prédicateur ne peut annoncer avec efficacité un salut auquel il ne croit pas ; certes l’Esprit saint peut tout, il peut même parler à travers un âne (voir Nb 22,21-35), mais cela ne dispense pas le prédicateur de se préparer avec soin et, surtout, de croire lui-même en premier à la Parole qu’il transmet aux autres. Dans cette optique je voudrais brièvement mettre en lumière une autre dérive possible de l’homélie, malheureusement plutôt fréquente. Parfois, pour frapper, pour émouvoir et intriguer l’auditoire, on peut être tenté de communiquer ses propres expériences, de confier ses propres états d’âme, de transmettre ses idées personnelles, de recourir à des formules poétiques qui nous plaisent à nous mais ne disent rien de substantiel à ceux qui écoutent, qui séduisent mais ne convertissent pas, ou encore de se servir de slogans en vogue dans les médias. Ou, pire encore, on se produit en d’« inutiles divagations qui risquent d’attirer l’attention sur le prédicateur plutôt qu’au cœur du message évangélique » (Benoît XVI, Verbum Domini no. 59). Mais il faut le dire clairement : ce sont là des effets recherchés et pratiqués par ceux à qui manque une foi solide dans la puissance de la Parole de Dieu !
L’autorité dépend donc, en bref, de la capacité de lutter contre la schizophrénie entre le dire et le faire, entre la prédication et la réalisation de la Parole dans sa propre vie. Il faut une tension, une discipline, un labeur pour que ce que nous annonçons résonne toujours comme un jugement pour nous et le soit pour les autres uniquement par obéissance à la Parole de Dieu prêchée. Comment oublier que Jésus a prononcé ses « malédictions » contre ceux qui « siégeant dans la chaire … disent et ne font pas, lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (voir Mt 23-3-4).
On reste déconcerté lorsqu’on constate la disproportion, la distance entre le message et le messager, mais la grâce du Seigneur suffit toujours et elle peut manifester sa force dans notre faiblesse (voir 2Co 12,9).
c) Zêlos
Enfin, il faut au prédicateur le zêlos, la passion, cette capacité d’être touché, blessé, ému dans ses entrailles par ce qu’il proclame et par les destinataires, par l’assemblée à laquelle il s’adresse. Le prédicateur doit être totalement impliqué avec la Parole qu’il prêche et, pour elle, il doit mettre en jeu sa propre vie, il doit la dépenser et la déterminer, au point de prêcher par toute sa personne : non seulement par les mots, mais aussi par son corps, par la manière de se comporter et de se vêtir, par tout ce qui est expression de langage en lui. Il devra se souvenir que la force de la parole des prophètes venait également de leur zèle, de leur implication totale avec la Parole ; c’est pour cela qu’ils pêchaient aussi par des gestes (ce qu’on appelle les « mimes prophétiques »), par leur habillement, par les vicissitudes de leur vie personnelle. Oui, la passion pour la Parole doit s’exprimer à travers la vie plutôt qu’à travers une voix forte et des cris, ou par un mauvais zèle !
Ce qui vaut pour tout domaine de la vie humaine vaut également pour la prédication : seul celui qui cultive une passion forte pour quelqu’un ou pour quelque chose peut apparaître passionnant et sera écouté. Une foi ferme est nécessaire : la foi de celui qui voit l’invisible (voir He 11,27) et n’est donc pas ébranlé, mais reste dans l’espace de la conviction, laquelle doit être renouvelée et renforcée continuellement, surtout par la grâce du Seigneur. Comme le Psalmiste, le prédicateur doit pouvoir dire : « Credidi propter quod locutus sum (« J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » : Ps 115[116],1). Ce n’est que si elle est soutenue par une foi solide, cette « foi qui naît de l’écoute » (fides ex auditu : Rm 10,17), que la prédication peut être une annonce de la bonne nouvelle, de la belle nouvelle, qu’elle peut être une « vérité » qui non seulement « apparaît » (pateat), mais qui « plaît et pousse à l’action » (placeat et moveat), comme le conseillait saint Augustin. Pour tirer de son trésor du neuf et du vieux (voir Mt 13,52), il faut cette adhésion amoureuse au Seigneur qui permet de discerner dans l’Écriture la Parole de Dieu et de discerner les paroles à travers lesquelles l’annoncer. L’homélie est un service à la foi parce qu’elle rend possible cette écoute où se manifeste l’amen du croyant. Le prédicateur doit accepter de vivre dans l’homélie une tension entre deux pôles toujours simultanément présents : sa foi et la foi de l’assemblée. Sa foi doit s’exprimer dans le sensus fidei qui l’habite et doit rencontrer la foi de l’assemblée, elle aussi dotée de sensus fidei.
Le prédicateur doit aussi manifester sa passion, son amour intense pour le Christ, pour l’Évangile et pour le troupeau de Dieu qui lui est confié et dont il est le pasteur (voir 1P 5,2). Il faut qu’il se demande : « Quelle est ma passion ? Qu’est-ce qui fait brûler mon cœur ? Y a-t-il dans mon cœur cet amour pour le Seigneur qu’il a lui-même exigé, cet amour plus fort que celui par lequel nous nous aimons humainement (voir Lc 14,26) ? » Et quel place prend pour le prédicateur l’amor gregis ou également l’amor officii, sans lequel on ne peut devenir pasteur, mais uniquement mercenaires (voir Jn 10,11-14) ? Lorsqu’il n’y a pas cette compassion pour la communauté reçue du Seigneur, alors dans l’homélie apparaissent précisément toutes les pathologies du pasteur : la colère, l’agressivité, le mépris, le rigorisme. Et ainsi la bonne nouvelle se trouve mortifiée par une mauvaise communication, où l’adjectif « mauvais » ne signifie pas tant pauvre, mais faite à travers des sentiments qui n’expriment pas l’amour prévenant et toujours gratuit, la miséricorde infinie de Dieu, et au contraire le contredisent.
Il faut enfin de la passion également pour le Royaume, c’est-à-dire de l’espérance pour la venue du Seigneur, pour l’avenir qui s’inscrit dans l’aujourd’hui de Dieu, pour cet horizon eschatologique qui, s’il disparaît, prive de fondement la prédication chrétienne. Nous sommes en un temps où manque l’espérance, mais elle fait en réalité défaut parce que notre foi est lacunaire ; et avec peu de foi (oligopistía : Mt 17,20) il n’est pas possible d’espérer contre toute espérance (voir Rm 4,18). Mais si le prédicateur ne s’exerce pas le premier dans cette espérance, il ne lui sera pas possible d’y impliquer des auditeurs qui sont avant tout à la recherche de sens, d’orientation, d’un horizon qui nous est donné par la vie éternelle, par la victoire de l’amour sur la mort.
Conclusion
En guise de conclusion de cette réflexion, je veux citer un texte extraordinaire de Jean Eudes (1601-1680) sur le prédicateur, qui me semble résumer de manière emblématique tout l’itinéraire que nous avons parcouru :
Prêcher, c'est distribuer aux enfants de Dieu le pain de vie, et de vie éternelle … Prêcher, c'est faire parler Dieu, lequel ayant parlé aux hommes, par les Prophètes dans l'Ancien Testament, et par son Fils en la Loi nouvelle, nous veut encore maintenant parler par les membres de son même Fils, pour nous déclarer ses volontés et pour nous exciter à les suivre. L'origine de la prédication évangélique, c'est le sein de Dieu : puisque c'est de là qu'est sorti le verbe, la parole éternelle … La fin et le but de la prédication céleste, c'est de faire naître et de former Jésus-Christ dans les cœurs des hommes, et de l'y faire vivre et régner … Les prédicateur, étant les hérauts de Dieu, les ambassadeurs de Jésus, les dispensateurs de ses mystères, les oracles du Saint-Esprit, doivent être revêtus des qualités de Dieu, ornés des vertus de son Fils, possédés et animés de l'amour, de la charité, du zèle et de la force de son divin Esprit … Ils doivent étudier et pratiquer soigneusement ce que dit saint Paul : Sicut ex Deo, coram Deo, in Christo loquimur (2Co 2,17). Sicut ex Deo, c'est-à-dire qu'ils ne doivent pas prêcher les pensées et les inventions de leur esprit, mais puiser en Dieu, par la lecture des saintes Écritures et par l'oraison, les choses qu'ils doivent annoncer aux hommes. Coram Deo, c'est à-dire qu'il ne faut point qu'ils aient d'autre vue, d'autre prétention ni d'autre objet devant les yeux que Dieu, que la gloire de Dieu, que le salut des âmes, qui sont les fins pour lesquelles il a établi dans son Église l'office de la prédication. In Christo loquimur, c'est-à-dire qu'ils doivent renoncer à eux-mêmes pour se donner à Jésus-Christ, afin de parler en lui, de prêcher en son Esprit, et d'annoncer les vérités dans les intentions et dispositions tant intérieures qu'extérieures avec lesquelles il a prêché étant visiblement en la terre, et veut encore prêcher maintenant par leur bouche (Jean Eudes, Le prédicateur apostolique, Beauchesne 1907, p. 12-16).
fr. Enzo Bianchi, prieur de Bose