Conclusions du colloque

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XXIVe Colloque œcuménique international de spiritualité orthodoxe
MARTYRE ET COMMUNION Monastère de Bose - 7-10 septembre 2016

Prononcées par Luigi d’Ayala Valva au nom du Comité scientifique

 

Introduction

« Martyre et communion » : le XXIVe Colloque de spiritualité orthodoxe qui se conclut, prolongeant les discussions entamées ces dernières années, a cherché à réfléchir sur ces deux concepts fondamentaux de la foi chrétienne et sur leurs rapports réciproques. Plus que sur le martyre comme tel, nous avons entendu nous interroger sur les potentialités de communion et sur les horizons œcuméniques du martyre chrétien. Comme comité scientifique, nous n’avons pas voulu suggérer une définition univoque du martyre ou de la communion, en laissant les intervenants libres d’en souligner les différents aspects et les multiples dimensions, tout comme les diverses relations possibles entre les deux concepts. Je pense que la richesse, la profondeur et la complexité de la thématique a émergé des conférences. Les différentes définitions de martyre qui ont été offertes s’intègrent les unes les autres, en convergeant sur l’essentiel : le martyre est avant tout un témoignage rendu au Christ (qui est lui-même le premier Témoin), un témoignage à la vérité de l’amour miséricordieux de Dieu pour les humains, que Jésus est venu révéler et qu’il a vécu jusqu’au don de soi sur la croix. En ce sens, le martyre est avant tout une question d’amour et de vie, non de sang et de mort. Par ailleurs, la dimension de la communion liée au martyre est avant tout le fruit de la communion intra-trinitaire, du Dieu qui témoigne de soi comme du Dieu d’amour ; puis c’est une communion personnelle vécue par le martyr avec le Christ ; enfin c’est une communion qui se répercute, comme semence féconde, en faveur du corps du Christ tout entier, l’Église, et de toute l’humanité.

À partir de ce que nous avons écouté, je voudrais offrir quelques réflexions qui tentent de faire émerger les défis que le thème du martyre et de la communion pose aux chrétiens de notre temps.

 

Reconnaître le martyre de l’autre

Pour parler de martyre aujourd’hui, nous sommes appelés avant tout à un acte de reconnaissance. S’il est vrai, comme le disait le patriarche Irénée de Serbie dans son beau message, qu’aujourd’hui la famille chrétienne considérée globalement est de fait divisée en deux groupes – ceux qui subissent le martyre à cause de la foi et ceux qui se trouvent à vivre encore « en sécurité » –, nous qui, pour la plupart, appartenons à ce dernier groupe, dans les Églises européennes, sommes appelés avant tout à reconnaître le signe visible, le témoignage offert, au prix d’énormes souffrances, de la part d’innombrables frères qui portent comme nous (et avant nous) le nom de chrétiens. Les paroles fortes prononcées au début de notre colloque par le patriarche Jean d’Antioche doivent nous faire réfléchir : « Nos chrétiens d’Orient cherchent aujourd’hui quelqu’un qui prête attention à leur cri, mais ils ne le trouvent pas ! » La reconnaissance des souffrances de nos frères doit se traduire en une solidarité concrète, qui peut nous ramener à la conscience que nous sommes faisons partie d’un « corps » unique. Nous pouvons en effet nous reconnaître membres les uns des autres seulement si nous souffrons et nous réjouissons ensemble, comme le dit l’Apôtre (voir 1Co 12,26), faute de quoi le corps du Christ et la reconstitution de son unité restent une idée théorique. Ce partage des joies et des souffrances, comme le disait le prêtre russe Aleksandr El’chaninov, constitue le critère fondamental de la catholicité et de l’appartenance ecclésiale (« si nous n’avons pas ces sentiments, nous ne sommes pas dans l’Église ! »[1]).

Dans ce partage se produit un réel échange de dons entre celles qui sont aujourd’hui les Églises martyrs et les autres Églises, qui sont matériellement plus sûres mais qui sont souvent bien plus faibles spirituellement : comme au temps de l’apôtre Paul, quand les Églises provenant des nations soutenaient par leur collecte les pauvres de l’Église de Jérusalem, conscient d’avoir reçu de leur part le don de la foi et du témoignage de l’Évangile (voir Rm 15,26-27), ainsi nous sommes appelés aujourd’hui à nous comporter nous-mêmes, conscients que nos frères rendent témoignage également pour nous et à nous : tandis que nous sommes invités à reconnaître leurs souffrance et à faire quelque chose pour l’alléger, nous devons aussi rendre grâce et nous réjouir parce qu’ils conservent dans ce monde la grâce au prix fort de l’Évangile.

 

L’identité chrétienne comme identité « martyriale »

Le martyre, du reste, comme on l’a souvent répété, exprime l’identité chrétienne. Ce n’est pas un élément périphérique, accessoire ou occasionnel. Reconnaître le martyr de l’autre Église, de ces Églises persécutées, cela signifie donc reconnaître honnêtement que c’est là (et non ici) que se trouve la vraie mesure de notre christianisme ; c’est là que réside la vraie mesure de l’Évangile, que nous avons souvent – trop souvent – dilué et que nous diluons encore, en le réduisant à un fait culturel. Comme on nous l’a rappelé, le martyre est lié à la condition du disciple, lequel « prend » et « porte » la croix patiemment derrière Jésus (voir Mt 10,38 ; 16,24 ; Lc 9,23 ; 14,27). Dans la mesure où elle est « apostolique » l’Église est et doit être également « martyriale », comme nous l’a aussi rappelé l’archevêque Anastase.

Le martyre qui réapparaît à l’horizon de nos Églises doit donc être reconnu comme une invitation à retrouver l’essentiel de l’identité ecclésiale, en rappelant aux chrétiens le style caractéristique de leur présence au monde, s’il veut être celui d’une présence évangélique, donc de communion et de réconciliation. Soit le style chrétien se conforme à la croix du Christ, soit ce n’est pas un style de communion. La figure du Christ humilié et crucifié exprime une réalité toujours actuelle de l’Église, non seulement une image du passé. En ce sens, il s’agit de faire un examen de conscience (ecclésial et théologique) pour discerner si la joyeuse et nécessaire annonce de la résurrection et du triomphe sur la mort n’a pas souvent amené avec soi un modèle ecclésiologique de type triomphaliste, qui finit par « vider la croix du Christ » (1Co 1,17), dans laquelle seulement nous pouvons trouver notre gloire, comme le souligne l’Apôtre (voir Ga 6,14). Le destin du chrétien, de l’Église, de l’Évangile dans le monde n’est pas, et ne peut pas être, celui d’un triomphe mondain, mais uniquement celui d’une présence crucifiée, d’un amour crucifié, comme cela l’a été pour Jésus. « Le disciple n’est pas plus grand que son maître » (Mt 10,24).

S’il est vrai qu’il y a une visibilité liée à l’acte du martyre dès la fin de l’Antiquité (nous avons entendu citer à plusieurs reprises l’Apôtre : « Nous avons été donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes ! », 1Co 4,9), il s’agit toutefois d’une visibilité kénotique, c’est-à-dire qui se vide d’elle-même pour faire émerger le « Christ en nous » (voir Col 1,27). La question exigeante est celle-ci : quelle visibilité nos Églises recherchent-elles aujourd’hui ? Une visibilité qui serait l’affirmation de soi dans la société, peut-être comme revanche par rapport à une situation d’oppression, ou une visibilité qui laisse émerger le plus possible, dans sa transparence, la vérité du Christ et de son amour, et qui implique donc une certaine mesure d’auto-anéantissement de la part de l’Église ? À l’exception des Églises-martyrs, ne sommes-nous pas tous trop liés à une identité ecclésiale qui oublie la croix et fait trop facilement appel à la résurrection ? C’est le risque du « docétisme », qui en refusant la « chair » de l’histoire finit par refuser aussi la compassion pour les hommes.

 

Martyre comme « exode de soi »

Dans la même ligne, le martyre constitue une provocation constante pour l’Église, dans la mesure où il est une invitation à un exode de soi. Souvenons-nous de ce que disait Athanase Papathansiou sur le martyre comme « sortie du temple » pour réaliser la vérité de l’eucharistie dans le concret de l’existence, dans la communion avec les hommes, mais aussi de ce que nous avons écouté de la part du père Panteleimon Manoussakis : s’il est vrai que le martyre se produit dans l’Esprit Saint, dans le corps du Christ, et non pas tant dans le corps individuel du martyr, et s’il y a donc une « dislocation » qui est mise en acte en vertu de l’Esprit, nous pouvons alors apercevoir un lien mystérieux entre le martyre et le désir de l’Esprit saint qui pousse les Églises à sortir de leurs positions individuelles pour retrouver la communion visible, leur centre en Christ. Ce thème de l’exode de soi pour l’Église, qui représente d’ailleurs une constante de la prédication du pape actuel, a aussi été bien présent à l’esprit des pères du Saint et Grand Concile réuni à Crête. L’archevêque Athanase est parvenu à cette occasion à définir « l’égocentrisme comme la plus grande hérésie et la mère de toutes les hérésies » dans l’Église. C’est à ce niveau que l’on peut également insérer ce qui vient de nous être dit sur le fait de « dire la vérité comme martyre », qui implique une « mort à soi » en fonction de la communion, non seulement dans le domaine ecclésial mais aussi dans celui du monde laïque et politique ; et en se sens, il nous a été rappelé que le martyre chrétien s’oppose à toute affirmation de soi qui recherche l’opposition avec l’autre au nom d’une vérité abstraite à défendre. On pourrait suggérer encore que la synodalité, pour laquelle le patriarche œcuménique travaille de manière infatigable au sein de l’orthodoxie, est intimement liée à la disponibilité de chaque Église locale à « sortir » de son propre cocon particulier, national, culturel, c’est-à-dire à « mourir à elle-même » en un véritable martyre, en vue de la communion. En ce sens aussi, il n’y a pas de communion sans martyre, car il n’y a pas de communion sans croix, sans renoncement à la volonté propre, sans accueil de l’altérité de l’autre. Pour cela, la tradition monastique byzantine affirme que le renoncement à la volonté propre est « comme une effusion de sang », c’est-à-dire comme un martyre[2].

 

Faire mémoire pour se réconcilier avec le passé et s’ouvrir à l’avenir

De nombreuses contributions ont justement placé l’accent sur l’acte et le devoir de faire mémoire des martyrs, de ceux qui ont offert leur témoignage au Christ et l’ont souvent fait dans l’anonymat, comme cela s’est produit au cours des persécutions du siècle dernier. Hormis qu’il s’agit d’un acte de justice humaine et de vérité historique, faire mémoire est ce qui permet à ce martyre de porter ses fruits de communion. Assurément, notre capacité de faire mémoire est limitée, et seul Dieu se souvient de chacun. Mais malgré ces limites, il est nécessaire de reconnaître et d’accueillir la parole de vérité exprimée par les martyrs, afin que se réalise la communion, comme le soulignait Aristotle Papanikolau, faute de quoi, tout en gardant sa valeur de témoignage devant Dieu, le martyre comporte toujours le risque de rester inefficace pour nous. Le père Manoussakis, jouant lui aussi sur l’étymologie du terme « martyre », reliée à l’idée de commémorer, nous disait que le martyre, en soi, « fait mémoire » d’une autre mémoire, celle par laquelle le Seigneur, au cours de l’histoire, cherche sans cesse à réveiller notre attention en attestant son amour et ses œuvres en faveur de l’humanité. Il y a donc une « chaîne commémorative » qui se prolonge à travers l’acte de faire mémoire des saints martyrs, qui est en soi un acte de martyre, précisément en tant qu’attestation de mémoire et de vérité. Du reste, dans de nombreuses situations, pour se frayer un chemin, la mémoire exige une lutte et une force de résistance à l’égard de ceux qui n’ont aucun intérêt à se souvenir, voire veulent ensevelir et oublier (rappelons-nous les martyrs du Polygone de Butovo dont nous a parlé le père Kaleda et le témoignage de figures comme la grande-duchesse Élisabeth Fédorovna, ou le père Alexandre Glagolev, que Lydia Golovkova et Konstantin Sigov nous ont présenté dans toute leur actualité).

Les Églises doivent toujours davantage s’exercer à purifier non seulement leur propre mémoire historique, mais aussi leur mode de faire mémoire des martyrs, en purifiant cet acte de toute expression de revendication ou d’opposition nationaliste, ethnique, confessionnelle. Il est opportun de veiller sur le style évangélique de cette mémoire (qui n’est pas garanti par le simple fait de faire mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour la foi) : la mémoire ne peut pas être une revanche par rapport à la situation d’oppression subie, mais doit toujours rester une mémoire de témoin, au service d’une vérité qui donne vie et crée communion. On peut le faire également en reconnaissant le témoignage des martyrs d’autres Églises sœurs. Les vrais martyrs n’ont pas de patrie ; ce sont des citoyens de l’œcumène, comme nous l’a rappelé le patriarche Irénée : en ce sens on doit reconnaître toute sa valeur à la proposition d’un « martyrologe œcuménique », telle qu’elle a été avancée depuis longtemps par le Conseil œcuménique des Églises (WCC) et soutenue également par notre communauté[3].

La manière propre de l’Église de faire mémoire, toutefois, ne nous ramène pas au passé, mais représente une invitation à la conversion dans le présent ; plus encore, elle ne se confine pas même au présent, mais est ouverte sur l’avenir. Comme nous le rappelait l’an dernier dans cette même salle le métropolite de Zagreb Porphyre : « Faire mémoire signifie exercer une fervente attente de ce qui est encore à venir, du moment que rien n’est complètement et irrémédiablement fini »[4]. Le souvenir des martyrs, dans son sens authentique, ne vient pas du passé mais du futur et nous oriente à l’avenir, vers ce Royaume que nous invoquons continuellement dans le « Notre Père ».

 

Anticipation de la communion eschatologique

Le martyre nous oriente donc vers la réalité eschatologique de l’identité ecclésiale. S’il est vrai que l’identité chrétienne est une identité « martyriale », et que le martyre est toujours réalisé par le Seigneur et qu’il est toujours futur (« alors je serai vraiment disciple », dit Ignace d’Antioche[5]), alors l’identité chrétienne est une identité ouverte : personne n’a le droit de l’enfermer. Le témoignage des martyrs est l’irruption de l’eschaton dans le présent de l’histoire et rappelle l’Église à sa vérité la plus profonde, qui ne provient pas simplement du passé, ni ne se donne complètement dans le présent, mais vient, se donne et est attente de l’avenir, de cet avenir qui est dans les mains de Dieu. Ceux qui ont livré leur vie dans les mains de Dieu, les martyrs, sont les citoyens de l’Église céleste qui « fait signe » à ceux qui sont encore membres de l’Église terrestre. Cela implique une écoute de ce que signifie aujourd’hui le cri des martyrs pour les Églises, de ce que l’Esprit dit aux Églises à travers eux : des martyrs (ceux d’hier et d’aujourd’hui) monte continuellement un cri, « Jusqu’à quand ? », qui ne s’adresse pas simplement au ciel, à Dieu, comme le dit l’Apocalypse de Jean (voir Ap 6,10), mais s’adresse à nous aussi, ici sur la terre, qui sommes souvent incapables d’entrevoir la réalité de ce monde à partir de la perspective du ciel. Ce cri nous rappelle à nos responsabilités : « Jusqu’à quand prolongerez-vous vos divisions sur la terre ? »

 

L’œcuménisme du sang, invitation à la conversion des Églises

Le patriarche Cyrille et le pape François, dans leur déclaration commune signée à La Havane le 12 février de cette année, ont affirmé que « les martyrs de notre temps, appartenant à différentes Églises mais unis par une commune souffrance, sont un gage de l’unité des chrétiens »[6], comme cela a été rappelé le premier jour du colloque par le message du métropolite Hilarion de Volokolamsk. Dans la même ligne, le patriarche œcuménique Bartholomée, en accueillant le pape François au Phanar en 2014, avait affirmé : « Les persécuteurs des chrétiens aujourd’hui ne se demandent pas à quelle Église appartiennent leurs victimes. L’unité … est déjà réalisée dans le martyre »[7] ; et pour sa part le pape François, en des termes semblables, s’est demandé (le cardinal Koch vient de le rappeler) « si l’ennemi nous unit dans la mort, qui sommes-nous pour nous diviser dans la vie ? »[8].

Nous devrions être conscients du fait qu’être réunis sous le même nom de chrétiens par les persécuteurs nous ramène aux origines des persécutions des premiers siècles, et comporte tout à la fois un caractère inédit par rapport aux persécutions du XXe siècle, où les persécuteurs ont davantage eu la tendance à adopter une politique de division entre les Églises, pour pouvoir mieux les assujettir ; ils les appuyaient les unes contre les autres, et ceci a fait que les chrétiens se sont rarement perçus solidaires dans les mêmes souffrances (bien que d’ heureux cas contraires n’aient pas manqué ni dans les camps d’extermination nazi, ni dans les prisons du pouvoir soviétique, comme nous l’avons entendu à travers l’aventure touchante de Nicu Steinhardt[9]). Tout ceci devient plus évident aujourd’hui : là où ils sont sujets de persécutions, les chrétiens le sont ensemble. Et peut-être devrions-nous être davantage capables de saisir cette réalité comme un « signe des temps », pour pouvoir répondre avec vigilance.

L’œcuménisme du sang n’est pas un œcuménisme minimaliste (comme certains de ses critiques l’affirment), parce que – comme on l’a vu– l’expérience du martyre est l’expérience suprême qui exprime le cœur de la foi chrétienne. Par le martyre nous ne sommes pas à la périphérie, mais au centre de la foi chrétienne, et donc le fait de se reconnaître mutuellement participants de l’expérience centrale, du témoignage rendu à l’unique Seigneur, cela donne aux chrétiens un fondement extrêmement solide qui leur impose de convertir leur manière de penser l’œcuménisme et l’unité (à l’œcuménisme du sang, comme l’a rappelé le patriarche d’Antioche dans une affirmation très appréciée dans les discussions, doit être associé un œcuménisme de la pénitence et de la conversion : conversion qui signifie orientation de l’esprit et du cœur à ce que Dieu fait et veut faire). Le pape Jean Paul II, dans l’encyclique Ut unum sint, écrivait lui aussi que si les Églises « sauront vraiment “se convertir” à la recherche de la communion pleine et visible, Dieu fera pour elles ce qu’il a fait pour leurs saints »[10]. Dans le martyre en effet, nous voyons que l’unité n’est pas quelque chose que nous construisons, de nos propres forces : c’est Dieu qui l’a déjà réalisée dans les martyrs par son Esprit. Reconnaître le martyre de l’autre (de l’autre Église) signifie de fait reconnaître l’Esprit « qui souffle où il veut », au-delà des limites visibles de chaque Église. De ceci il s’agit d’être davantage conscient et d’en tirer les conséquences pour le cheminement œcuménique. Il faut se convertir d’un œcuménisme qui prétend construire l’unité à partir des divisions à un œcuménisme qui accueille l’unité du futur de Dieu pour dépasser les divisions que nous avons humainement réalisées par le passé. Et il vaut la peine de rappeler une fois encore, après l’avoir fait de manière répétée au cours de nos colloques, le beau texte de Dorothée de Gaza qui représente les chrétiens comme des personnes qui avancent vers un centre unique :

« Imaginez un cercle dessiné par terre, … que ce cercle soit le monde, que le point central du cercle soit Dieu. … Puisque les saints, poussés par le désir de s’approcher de Dieu, avancent vers l’intérieur, dans la mesure où ils s’avancent, ils s’approchent de Dieu et les uns des autres : plus ils s’approchent de Dieu, d’autant plus ils s’approchent les uns des autres, et plus ils s’approchent les uns des autres, d’autant plus ils s’approchent de Dieu. Et imaginez de la même manière la séparation : … plus ils se détachent et s’éloignent de Dieu, d’autant plus ils s’éloignent les uns des autres, et plus ils s’éloignent les uns des autres, d’autant plus ils s’éloignent aussi de Dieu »[11].

Les martyrs sont déjà arrivés au centre et, de là, nous invitent à avancer sans crainte sur le chemin. Leurs voix, desquelles nous avons cherché ces jours à nous mettre patiemment à l’écoute (d’Antioche à Rome, de la Russie et de l’Ukraine à la Roumanie, à la Bulgarie, à la Géorgie et à l’Arménie…), ces voix forment un chœur qui chante à l’unisson : « Nous sommes un en Christ » (voir Ga 3,28). Si nous écoutons cette voix et que nous nous reconnaissons véritablement en communion dans l’unique martyre pour le Christ, en toute cohérence, cela devrait faciliter une reconnaissance réciproque également dans la commuions eucharistique, parce que la communion eucharistique et le martyre, comme nous l’avons vu, sont depuis toujours intimement liés dans la compréhension patristique et ecclésiale : il s’agit d’être cohérents avec notre propre théologie.

Ce n’est pas un hasard si, parmi les « Églises martyrs » d’aujourd’hui (comme celles du Moyen Orient), la réflexion théologique et la pratique ecclésiale dans ce domaine sont bien plus en avance que dans les autres Églises. Là où il y a déjà un réel partage des souffrances, la division apparaît pour ce qu’elle est : incompréhensible et insensée, parce qu’elle contredit l’expérience concrète.

 

Don et témoignage pour le monde

Enfin, il faut dire que l’horizon de la communion suscitée par le martyre n’est pas limité à l’Église. Le martyre est un don pour tous, c’est une semence de communion donnée au monde entier. L’Église, à travers le martyre pour la foi et la justice, rend témoignage face au monde d’une logique « autre » par rapport à la logique du monde : c’est la logique de l’amour qui brise le cercle de la violence et de la haine. Ce témoignage doit être rendu avec humilité et gratuité, en sachant qu’il sera toujours contredit dans notre monde (qui n’est pas le Royaume), et qu’il ne sera jamais écouté par tous. Toutefois, ce témoignage continue à féconder l’histoire, à y introduire une semence qui se manifestera pleinement la fin des temps et qui, selon notre foi, a déjà donné son fruit en Christ crucifié et ressuscité. Le martyre n’est pas seulement un témoignage de fidélité rendu à Dieu, mais c’est aussi un témoignage du véritable visage de Dieu pour le monde, un Dieu d’amour qui, dans la personne des martyrs, se révèle au monde comme celui qui se donne soi-même sans condition. Cela se trouve au cœur du message chrétien, que le témoignage des martyrs contemporains nous aide à redécouvrir dans sa pureté, en le libérant de tout revêtement culturel qui risque de l’altérer. Pour être crédible, ce message ne peut qu’être unitaire (« pour que le monde croie que tu m’as envoyé » , Jn 17,21). Le martyre est donc aussi une invitation à retrouver, à partir de l’essentiel, une mission commune en revenant ainsi aux origines du mouvement œcuménique, né – comme nous le savons - dans la première moitié du XXe siècle précisément de la prise de conscience du grand scandale que représente la division des chrétiens en rapport à l’annonce de l’Évangile.

Je voudrais terminer en reprenant l’apolytikion de la fête de tous les saints, en en faisant une épiclèse adressée au Seigneur pour nos Églises :

« Revêtue, comme de pourpre et de lin, du sang de tes martyrs dans le monde entier, ton Église à travers eux crie à toi, o Christ Dieu : Fais descendre sur ton peuple tes compassions, donne paix à ta cité et à nos âmes la grande miséricorde»[12].


[1] Voir K. Ware, Il seme della chiesa. La vocazione universale al martirio, Magnano 1998, p. 12.
[2] Voir Barsanuphe et Jean de Gaza, Lettres 254 ; Antiochus de Saint-Sabas, Pandette 39 ; Théodore Studite, Petites catéchèses 98 ; 128.
[3] Voir Témoins de Dieu. Martyrologe universel, Communauté monastique de Bose (éd.), Paris 2005.
[4] P. Perić, « Memoria e perdono : la riconciliazione tra i popoli oggi », dans Misericodia e perdono. Atti del XXIII Convegno internazionale di spiritualità ortodossa, Magnano 2016, p. 358.
[5] Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains 4,2.
[6] Déclaration commune du pape François et du patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie, 12.
[7] Discours du patriarche Bartholomée au pape François, Phanar 30 novembre 2014.
[8] François, Discours au Mouvement du renouveau dans l’Esprit, 3 juillet 2015.
[9] Voir N. Steinhardt, Diario della felicità, Bologne 1995.
[10] Jean Paul II, Ut unum sint 84.
[11] Dorothée de Gaza, Enseignements 6,78.
[12] Τῶν ἐν ὅλῳ τῷ κόσμῳ Μαρτύρων σου, ὡς πορφύραν καὶ βύσσον τὰ αἵματα, ἡ Ἐκκλησία σου στολισαμένη, δι' αὐτῶν βοᾷ σοι· Χριστὲ ὁ Θεός, τῷ λαῷ σου τοὺς οἰκτιρμούς σου κατάπεμψον, εἰρήνην τῇ πολιτείᾳ σου δώρησαι, καὶ ταῖς ψυχαῖς ἡμῶν τὸ μέγα ἔλεος.