Sainteté et beauté

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La tradition chrétienne, surtout occidentale, a fait une interprétation essentiellement morale de la sainteté. Pourtant celle-ci ne consiste pas proprement à ne pas pécher, mais bien plutôt à faire confiance à la miséricorde de Dieu, qui est plus forte que nos péchés et capable de relever le croyant qui est tombé. Le saint est un chant élevé à la miséricorde de Dieu, il est celui qui témoigne de la victoire du Dieu trois fois saint et trois fois miséricordieux.

La tradition chrétienne, surtout occidentale, a fait une interprétation essentiellement morale de la sainteté. Pourtant celle-ci ne consiste pas proprement à ne pas pécher, mais bien plutôt à faire confiance à la miséricorde de Dieu, qui est plus forte que nos péchés et capable de relever le croyant qui est tombé. Le saint est un chant élevé à la miséricorde de Dieu, il est celui qui témoigne de la victoire du Dieu trois fois saint et trois fois miséricordieux. La sainteté, alors, est grâce, don, et elle invite l'homme à l'ouverture fondamentale, pour qu'il se laisse envahir par le don divin: la sainteté témoigne ainsi avant tout du caractère responsorial de l'existence chrétienne, un caractère qui affirme le primat de l'être sur le faire, du don sur la prestation, de la gratuité sur la loi. On peut dire que la sainteté chrétienne, même dans sa dimension éthique, n'a pas un caractère légal ou juridique, mais eucharistique: elle est une réponse à la cháris de Dieu manifestée en Jésus Christ. Pour cela, elle est marquée par la gratitude et la joie; le saint est celui qui dit à Dieu: «Non pas moi, mais Toi.»
Cette optique de grâce prévenante nous entraîne à affirmer que la beauté est un autre nom de la sainteté. Oui, dans l'optique chrétienne, la sainteté se décline aussi comme beauté. Le Nouveau Testament associe déjà ces deux exhortations aux chrétiens: avoir «une conduite sainte» n'est rien d'autre que d'avoir «une belle conduite» (cf. 1 Pierre 1,15 et 2,12).

Lorsqu'elle s'articule comme beauté, la sainteté apparaît avant tout comme une entreprise non individualiste, non pas fruit de l'effort, même héroïque, d'une personne, mais comme une événement de communion. C'est la communion représentée de façon iconique en Moïse et Elie, «apparus en gloire» (Luc 9,31), et en Pierre, Jacques et Jean, les disciples, réunis autour du Christ resplendissant dans la lumière de la transfiguration. C'est la communio sanctorum, la communion des saints, de ceux qui participent à la vie divine communicantes in Unum, en communiant en Celui qui est la source unique de la sainteté (cf. Hébreux 2,11). Comment ne pas évoquer ici la cathédrale de Chartres et les statues des saints de l'Ancien et du Nouveau Testament réunis autour du Beau Dieu comme autant de rayons émanant de l'unique soleil? La gloire de Celui qui est «l'auteur de la beauté» resplendit sur le visage de Jésus, le Christ (2 Corinthiens 4,6), le Messie que le psalmiste chante comme «le plus beau des enfants des hommes» (Psaume 45,3); et elle se propage dans le cœur des chrétiens grâce à l'action de l'Esprit sanctificateur, qui modèle leur visage à l'image et à la ressemblance du visage du Christ, transformant leurs individualités biologiques en événements de relation et de communion. Ainsi la vie et la personne du chrétien peuvent connaître quelque chose de la beauté de la vie divine trinitaire, cette vie qui est communion, périchorèse d'amour.
La sainteté est beauté qui conteste la laideur de la fermeture sur soi, de l'égocentrisme, de la philautía. Elle est joie qui conteste la tristesse de celui qui ne s'ouvre pas au don de l'amour, comme le jeune-homme riche qui «s'en alla tout triste» (Matthieu 19,22).

Léon Bloy a écrit: «Il n'y a qu'une tristesse, c'est de n'être pas des saints.» Voici alors la sainteté, et la beauté, comme un don et une responsabilité du chrétien. Au sein d'un monde qui est «une chose belle» — comme le martèle le récit de la Genèse —, l'homme est créé par Dieu dans la relation d'une altérité homme-femme et il est établi comme partenaire adéquat à Dieu, capable de recevoir les dons de son amour; et l'œuvre issue de cette création est louée comme étant «très belle» (Genèse 1,31). Dans un monde appelé à la beauté, l'homme, qui a été constitué responsable du créé, a la responsabilité de la beauté du monde et de sa propre vie, de soi et des autres. Si la beauté est «une promesse de bonheur» (Stendhal), chaque geste, chaque parole, chaque action inspirés par la beauté est alors une prophétie du monde racheté, des cieux nouveaux et de la terre nouvelle, de l'humanité réunie dans la Jérusalem céleste en une communion sans fin. La beauté devient une prophétie du salut: «C'est la beauté», a écrit Dostoïevski, «qui sauvera le monde».
Appelés à la sainteté, les chrétiens sont appelés à la beauté; mais alors, nous pouvons nous poser cette question: qu'avons-nous fait du mandat de préserver, de créer, de vivre la beauté? Il s'agit en effet d'une beauté à instaurer dans les relations, pour faire de l’Église une communauté où l'on vive réellement des rapports fraternels, inspirés par la gratuité, la miséricorde et le pardon; où personne ne dise à l'autre: «Je n'ai pas besoin de toi» (1 Corinthiens 12,21), parce que chaque blessure à la communion défigure aussi la beauté de l'unique Corps du Christ.

C'est une beauté qui doit caractériser l’Église comme lieu de luminosité (cf. Matthieu 5,14-16), espace de liberté et non de peur, de dilatation et non d'oppression de l'humain, de sympathie et non d'opposition aux hommes, de partage et de solidarité avant tout avec les plus pauvres. C'est une beauté qui doit se répandre dans les espaces, les liturgies, les milieux, et avant tout dans ce temple vivant de Dieu que sont les personnes mêmes. C'est la beauté qui émerge de la sobriété, de la pauvreté, de la lutte contre l'idolâtrie et contre la mondanité. C'est la beauté qui resplendit là où l'on fait vaincre la communion au lieu de la consommation, la contemplation et la gratuité au lieu de la possession et de la voracité. Oui, le christianisme est une philocalía, une voie d'amour de la beauté, et la vocation chrétienne à la sainteté englobe une vocation à la beauté, l'appel à faire de sa vie un chef-d’œuvre d'amour. Le commandement: «Soyez saints, car moi, le Seigneur, je suis saint» (Lévitique 19,2; 1 Pierre 1,16) est désormais inséparable de l'autre: «Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés» (Jean 13,34). La beauté chrétienne n'est pas une donnée, mais un événement. Un événement d'amour qui raconte toujours et à nouveau, de manière créative et poétique, dans l'histoire, la folie et la beauté tragique de l'amour dont Dieu nous a aimés en nous donnant son Fils, Jésus Christ.

Tiré de: ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure, Paris, Cerf, 2000.