Solitude

Monastère de Bose, novembre 2006
...oui, la solitude guide l'homme à la connaissance de soi, et exige de lui beaucoup de courage...

Pour un lexique de la vie intérieure
de Enzo Bianchi
La solitude est un élément anthropologique constitutif: l'homme naît seul et il meurt seul

La solitude est un élément anthropologique constitutif: l'homme naît seul et il meurt seul. Il est certainement un «être social», créé «pour la relation», mais l'expérience montre qu'uniquement qui sait vivre seul sait aussi vivre pleinement les relations. Plus encore: la relation, pour en être vraiment une et ne pas tomber dans la fusion ou dans l’absorption, implique la solitude. Uniquement qui ne craint pas de descendre dans sa propre intériorité sait affronter la rencontre avec l'altérité. Et il est significatif que de nombreux troubles et de nombreuses maladies «modernes» touchant à la subjectivité arrivent aussi à invalider la qualité de la vie relationnelle: l'incapacité d’intériorisation, par exemple, l'incapacité à habiter sa propre vie intérieure, devient aussi une incapacité à créer et à vivre des relations solides, profondes et durables avec les autres. Certes, toute solitude n'est pas positive: il y a des formes de fuite loin des autres qui sont pathologiques; il y a surtout cette «mauvaise solitude» qu'est l'isolement, qui implique la fermeture aux autres, le rejet du désir des autres, la peur de l'altérité. Mais entre l'isolement, la fermeture, le mutisme, d'une part, et le besoin de la présence physique des autres, la dissipation dans de continuels bavardages, dans un activisme démesuré, d'autre part, la solitude représente équilibre et harmonie, force et fermeté. Assumer sa solitude, c'est faire preuve du courage de se regarder soi-même en face, de reconnaître et d'accepter comme une tâche personnelle celle de chercher à «devenir soi-même»; c'est être un homme humble, qui reconnaît dans sa propre unicité la tâche qu'il lui est possible, et à lui seul, de réaliser.

Et qui ne se soustrait pas à cette tâche en se réfugiant dans le «troupeau», dans l'anonymat de la foule, ou dans la dérive solipsiste de la fermeture sur soi. Oui, la solitude guide l'homme à la connaissance de soi, et exige de lui beaucoup de courage.
La solitude, alors, est essentielle à la relation, elle permet la vérité de la relation et elle se comprend précisément à l'intérieur de la relation. La capacité de solitude et la capacité d'amour sont proportionnelles. La solitude est peut-être un des grands signes de l'authenticité de l'amour. Simone Weil écrit: «Préserve ta solitude. Si le jour devait venir où il te sera donné une vraie affection, il n'y aura aucun contraste entre la solitude intérieure et l'amitié; et même, exactement par ce signe infaillible, tu la reconnaîtras.» La solitude est le creuset de l'amour: les grandes réalisations humaines et spirituelles ne peuvent pas ne pas traverser la solitude. Mieux: la solitude, précisément, devient la béatitude de qui sait l'habiter. Faisant écho à l'expression médiévale «beata solitudo, sola beatitudo», Marie-Madeleine Davy écrit: «La solitude n'est éprouvante que pour ceux qui n’ont pas soif de leur intimité et qui, par conséquent, l'ignorent; mais elle constitue le bonheur suprême pour ceux qui en ont goûté la saveur.»
En vérité, la solitude, sans doute redoutable parce qu'elle nous rappelle la solitude radicale de la mort, est toujours solitudo pluralis; elle est un espace d'unification de notre propre cœur et de communion avec les autres; elle est la prise en charge de l'autre dans son absence; elle est la purification des relations qui, dans les continuels échanges avec les gens, risquent de devenir insignifiantes.

Et pour le chrétien, elle est le lieu de communion avec le Seigneur qui lui a demandé de le suivre là où il s'est lui-même trouvé: or une grande partie de la vie de Jésus s'est déroulée dans la solitude! Jésus qui se retire dans le désert où il connaît le combat avec le tentateur, Jésus qui s'en va dans des lieux à l'écart pour prier, qui cherche la solitude pour vivre l'intimité avec l'Abba et pour discerner sa volonté. Toutefois, comme Jésus, le chrétien doit remplir sa solitude par la prière, par la lutte spirituelle, par le discernement de la volonté de Dieu, par la recherche de son visage.
Commentant le texte de Jean 5,13: «L'homme qui avait été guéri ne savait pas qui c'était (qui l'avait guéri); Jésus en effet avait disparu, car il y avait foule en ce lieu», Augustin écrit: «Il est difficile de voir le Christ au milieu de la foule; la solitude nous est nécessaire. Dans la solitude, en effet, si l'âme est attentive, Dieu se laisse voir. La foule est bruyante; pour voir Dieu, le silence t'est nécessaire.» Le Christ, en qui nous disons que nous croyons et que nous disons d'aimer, se rend présent à nous dans l'Esprit Saint, pour habiter en nous et faire de nous sa demeure. La solitude est l'espace que nous apprêtons au discernement de cette présence en nous et aux célébrations de la liturgie du cœur.
Le Christ, encore, qui a vécu la solitude de la trahison des disciples, de l'éloignement des amis, du rejet de ses proches, et même de l'abandon de Dieu, nous indique la voie pour assumer aussi les solitudes subies, les solitudes imposées, les solitudes «négatives». Celui qui a vécu sur la croix la pleine intimité avec Dieu, en connaissant l'abandon de Dieu, rappelle au chrétien que la croix est un mystère de solitude et de communion. Elle est en effet un mystère d'amour!

Tiré de:
Enzo Bianchi, Les mots de la vie intérieure. Pour un lexique de la spiritualité,
Éditions du Cerf, 2000.

Pour approfondir la réflexion, voici deux ouvrages (en italien) publiés par la maison d'édition du Monastère de Bose:

P.BEAUCHAMP, A.LOUF E AA.VV., La sollitudine: grazia o maledizione?
Edizioni Qiqajon, 2001 pp. 160 - € 10,50

CHRISTIAN BOBIN, Beata solitudo
Edizioni Qiqajon, 2002 pp. 24 - € 3,00